On observe une grande tolérance, et souvent une grande
méconnaissance, de la part des observateurs étrangers quant à la validité des « élections » en Afrique subsaharienne, particulièrement en Côte d'Ivoire.
C'est pourtant l'étude minutieuse de ces processus qui détermine la nature des régimes et devrait fonder les alliances à établir pour assurer à terme la
démocratie et non son contraire..
La Côte d'Ivoire est un cas bien particulier : on y dénombre environ 23%
d’étrangers, ce qui parfois ne favorise pas une démocratie apaisée. Leur coexistence avec les Ivoiriens, résiliente dans la quotidienneté, découle historiquement de la volonté de Félix Houphouët-Boigny, le « père fondateur », de faire des différentes communautés présentes sur le sol ivoirien une « poussière d’ethnies » parfaitement maillée.
Cependant, en réponse aux « Chartes du Nord », documents propagandistes et apocryphes attribués à certains intellectuels issus du nord
en 1989 et 1991, puis réactualisés en 2002 (et qui ne sont pas sans rappeler la « charte Hutu »), la politique de
« l'ivoirité » du PDCI-RDA, appuyant dès 1994 une vision suprématiste du pouvoir en faveur d’un sud animiste et chrétien, a fragilisé cette harmonie. Après la guerre civile internationalisée
de 2010-2011, suivie d’une politique de réconciliation indécise, l’approche dite du
« rattrapage ethnique » d’Alassane Ouattara, l’actuel président, a
utilisé le même type de ressorts identitaires en faveur cette fois des
populations musulmanes issues du Nord. Celui-ci n’a cependant, jamais de
façon explicite, inscrit ce lexème comme fondement d’une
« idéologie politique ».
Sur le plan économique, la monnaie du pays est le Franc CFA. Là s’arrête la ressemblances avec les ex-colonies francophones. Car le pays, premier exportateur mondial de cacao et de noix de cajou, enregistre une
croissance moyenne du PIB réel de 8,2 % sur la période 2012-2019. En 2022, malgré des tourbillons militaro-politiques tant mondiaux que sous-régionaux, cette croissance s’est maintenue à 6,7 %, avec 5.2% de taux d’inflation.
L’ambiance qui environne la dynamique économie libérale ivoirienne
dégage cependant un venteux parfum de corruption : souventes fois en effet demeurent impunis des
« spécialistes en intermédiation » ou d’indélicats agents étatiques. Et si d’importantes réformes ont vu le jour (réduction des délais de paiement des créances de l’État, création d’une Plateforme
nationale du Système de Détection et de Prévention des Actes de Corruption
et Infractions assimilées, le SPACIA.CI, création d’un Tribunal du
commerce, d’un ministère de la Promotion de la Bonne Gouvernance et de
la Lutte contre
la Corruption…), force est de constater une certaine inefficacité de ces structures.
Inscrites dans un pseudo conformisme aux dispositions internationales,
elles n’aboutissent trop souvent qu’à prolonger la corruption dans un dédale de procédures administratives additionnelles. La pensée du « père fondateur » selon laquelle « On ne regarde pas dans la bouche de celui qui
grille les arachides » a ainsi conservé toute sa vigueur dans les habitus du pays, 38e pays le plus corrompu d'Afrique en 2022, selon l’Indice de
Perception de la Corruption (IPC) de Transparency International. Et 159°
selon son Indice de Développement Humain (IDH).
Comme nous le confirmait un ministre en exercice :
« La démocratie serait un luxe pour l’Afrique. » Et la corruption, au contraire, son élément de stabilité? Sur le plan politique justement, aucun incident de forte intensité ne s’est plus produit depuis une décennie, les scories de la guerre civile étant
suffisamment catalyseurs. Sauf en 2020, où briguant un troisième mandat
présidentiel très discutable, Alassane Ouattara, répondant aux violentes manifestations, conduit une répression occasionnant un peu plus d’une cinquantaine de morts civils. Il est important de souligner que la tragédie en question n’est pas mentionnée dans le Rapport annuel 2021 des Nations Unies pour la Côte d’Ivoire.
Le Gouvernement ivoirien a quelques difficultés avec les libertés civiles. En témoignent les dernières élections locales et nationales
organisées en septembre 2023 : l’opulente « vague orange » constatée,
trahit, pour l’observateur « d’en bas », une problématique de légitimité.
Dans une véritable démocratie, il est pratiquement impossible qu'un seul parti politique remporte près de 90% des voix à chaque élection. Un tel scénario indiquerait généralement un manque de pluralisme politique, ce qui est contraire aux principes démocratiques de libre choix et de concurrence
équitable. Cependant, il existe des exceptions notables, comme en Corée du Nord, où un seul parti domine largement le paysage politique. Néanmoins,
la situation en Corée du Nord est généralement considérée comme une anomalie plutôt que comme la norme dans le monde entier.
Même en Finlande, où vivent les « personnes les plus heureuses du
monde », on ne peut observer dans une démocratie libérale de tels plébiscites. Ce recul démocratique est assumé et non condamné par la
« communauté internationale », comme l’étaient en leur temps les partis uniques.
Dans un même mouvement, on peut dire qu'il existe unecontinuité
structurée dans la défense d'un parti unique au nom de la lutte contre le communisme et l'acceptation d'une absence de démocratie en raison d'une recherche de stabilité. En effet, dans les deux cas, les libertés sont bafouées, le fruit de la croissance est inégalement réparti, la corruption est une
institution de la gouvernance et l'exploitation ignominieuse des êtres
humains se poursuit. Cette situation entraîne une diminution constante des libertés et une augmentation du risque de violences. Ainsi, malgré les différences apparentes, ces deux situations partagent une structure commune basée sur la restriction des libertés individuelles et la perpétuation de l'inégalité.
La démocratie est fondée sur le pluralisme politique et la liberté de
choix, qui sont tous deux compromis dans un système à parti unique. On a ainsi simplement remplacé depuis 1990 le Parti unique par un quasi parti unique aujourd’hui en Côte d’Ivoire. De plus, bien que la stabilité puisse être une préoccupation légitime, il est important de noter que la stabilité obtenue
au détriment des libertés fondamentales peut conduire à des tensions sociales et politiques. Ainsi, il y a un paradoxe à soutenir un régime autocratique au nom de la stabilité et des libertés, paradoxe qui souligne la complexité et les défis inhérents à la gouvernance politique.
Si on comprend qu’un tel soutien décidé au ommet d’États commerçants provient du statut de stabilité conféré au pays dans la sous-région, le classement des pays africains les plus démocratiques établi par Economist Intelligence Unit (EIU) qui positionne la Côte d’Ivoire comme
« régime hybride », à mi-chemin entre une démocratie « imparfaite » et un régime autoritaire, doit aussi attirer l’attention. Comme cela aurait dû être le cas pour les situations du Mali, du Burkina-Faso, de la Guinée et du Niger.
L’indépendance de la justice en Côte d’Ivoire est d’ailleurs un sujet
d’intérêt. L’indépendance du pouvoir judiciaires dans les affaires pénales ordinaires et les affaires civiles est assurée par la Constitution ivoirienne,
mais les magistrats ont-ils réellement le moyen d’éviter la séduction
perverse de l’argent et le diktat de l’exécutif ? On se rappellera comment le
Conseil Constitutionnel, assimilant une modification constitutionnelle
survenue en 2016 à la création d’une nouvelle Loi fondamentale, permettait à Alassane Ouattara de demander un troisième mandat en 2021, après deux mandats consécutifs. Et un quatrième mandat en 2025, tout comme
l’indéboulonnable Poutine ? Le Président sortant remportera au premier tour ce « premier mandat de la Troisième République », avec 95 % des voix...
De manière plus générale, la progression sociale verticale des cadres de justice s’accommode trop souvent de tensions propres à un système
judiciaire qui ne soutient plus l’inamovibilité du magistrat du siège, accentue la tutelle exercée par la chancellerie sur le Procureur Général et le Procureur de la République et engendre une division de la classe politique sur la perception de son intégrité.
La CEI, Commission Electorale
« Indépendante », organe des élections, présente également un inventaire peu élogieux de ses activités.
En septembre 2023, le calendrier politique de l’exécutif ivoirien l’a
amené à coupler élections locales et élections sénatoriales nationales. Afin
de renforcer sa main mise sur le Sénat, cet exécutif va user de deux leviers :
la dissolution du Gouvernement juste avant l’élection sénatoriale, puis la
nomination de Madame Kandia Camara, Député, Maire et tout juste ex-
Ministre, comme sénateur – un tiers des Sénateurs étant nommé par le Président de la République -, enfin l’élection de cette dernière comme
présidente du Sénat.
La question soulevée est celle-ci : la CEI pouvait-elle organiser les élections sénatoriales en ce moment ? En principe non. Ces élections
sénatoriales se sont en effet tenues à cette date uniquement du fait du prince, alors même que les conseillers municipaux et régionaux nouvellement élus
(et chargés en principe d’élire les candidats aux sénatoriales) n’avaient point encore effectué leur entrée en fonction. Quelle aura alors été la légitimité de ces grands électeurs, et partant, de celle des membres élus du Sénat ?
Une nouvelle question émerge : Mme le Député Kandia Camara
pouvait-elle être nommée Sénateur ? En théorie la réponse est négative. En
effet, celle-ci détient un mandat de député, suspendu en raison de
l’incompatibilité avec sa fonction de membre du gouvernement. Elle est
aujourd’hui nommée Sénateur, une autre fonction incompatible avec son poste de Député, une personne ne pouvant en même temps siéger dans les deux Chambres. Institution bruyamment silencieuse, la CEI a vu Mme Kandia détenir désormais deux mandats parlementaires, exerçant par elle-même celui de Présidente du Sénat, et via son suppléant, celui de Député. Il
aurait fallu à cette dernière formellement démissionner au préalable de son
poste de Député. Ainsi, en 1980, Monsieur Philippe Grégoire Yacé
démissionnait de l’Assemblée nationale, avant d’être nommé Président du Conseil Economique et Social (CES) par Félix Houphouët Boigny. Mme
Kandia, par sa position, attire donc le regard sur une double violation de la constitution : d’abord un exercice incompatible de deux mandats
parlementaires. Et de surcroit la continuation par un tiers d’un mandat de député éteint, puisque l’arrivée au Sénat équivaut de fait à une démission de
l’Assemblée nationale.
L’exécutif dispose de moyens opérationnels considérables dans ce
système où le pouvoir est concentré. De fait, malgré des irrégularités
persistantes et décriées de toutes parts, la CEI a entériné les résultats des élections municipales du 2 septembre 2023 remportées par le RHDP, parti au pouvoir.
En Côte d'Ivoire, une élection libre, démocratique, inclusive et pacifique se caractérise en résumé par les éléments suivants : des obstacles au vote, des actes de violence et de fraude, l'incapacité pour les candidats ou leurs
représentants d'accéder à certains centres ou bureaux de vote, des attaques perpétrées par des voyous, l'expulsion d'électeurs des centres de vote, des intimidations, l'enrôlement et le vote de demandeurs non-inscrits, la falsification des listes électorales, l'absence d'affichage des listes électorales, le déplacement d'électeurs, la destruction de procès-verbaux, le non-respect
des heures d'ouverture et de fermeture des bureaux de vote, et la compilation des résultats en l'absence des représentants de l'opposition.
S’il existe plusieurs techniques qui peuvent être utilisées pour truquer une élection, la plupart figurent dans cette nomenclature, ce qui permet d’interroger la légitimité du processus démocratique ivoirien.
La majorité des conflits politiques en Afrique débutent comme
affrontements post-électoraux avant de devenir tribaux/religieux (le 25 août
2020 par exemple, des manifestations ont dégénéré en violences
interethniques, pendant trois jours, faisant six morts, une centaine de blessés et 1.500 déplacés, au cours des manifestations contre le troisième mandat
d’Alassane Ouattara). On est donc surpris par la difficulté à appréhender la notion d’État démocratique chez maints dirigeants africains.
Il y a, en Occident, ceux qui prétendent que la démocratie serait un luxe en Afrique et que l’on devrait se contenter de dictateurs corrompus sous contrôle. Contre ceux-là je prétends que le temps passé en débats
démocratiques est davantage prometteur que celui dédié à la reconstruction après-coup de pays déchirés par des guerres atroces.
Et je rappelle la fragilité de leur approche. Les exaltations flatteuses de
populations en faveur de certains putschistes et les énoncés subits de
ressentiments à l’encontre de partenaires traditionnels de l’Afrique,
démontrent le risque de fragmentation rapide de ces pays en cas de crise
institutionnelle inattendue.
Pourquoi donc ne pas voir la démocratie comme une qualité ? Pourquoi ne pas recommander une approche innovante ? On pourrait commencer,
simplement, par favoriser le développement d’une réelle société civile, à la
manière du Sénégal, par renforcer l’État de droit, confondre les trafiquants
de drogue et combattre l’enrichissement illégal, la mauvaise gouvernance et le déni de liberté. La démocratie nous paraît être une des conditions
atmosphériques objectives pour la continuité des pays africains et leur
intégration au monde moderne.
Propos recueillis par Nora Ansell-Salles auprès de Michel Gbagbo
🔎ZOOM SUR
Michel GBAGBO
Michel GBAGBO, Maitre de Conférences en Psychopathologie, Université FHB de Côte d’Ivoire, Député à
l’Assemblée nationale de Côte d’Ivoire (PPA-CI)
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