Martine Boudet coordinatrice de Résistances africaines à la domination néocoloniale (Le Croquant, 2021)[1]
Que l’équipe organisatrice de Montpellier, et spécialement Charlotte Géhin son animatrice, soit remerciée pour la remarquable préparation de cet événement, cela dans un climat rare de convivialité et d’efficacité conjuguées. C’est un exemple d’élaboration locale et autogérée.
Il s’agit bien d’un évènement qui réunit en ce jour trois anciens ministres de pays d’Afrique de l’Ouest (Côte d’Ivoire, Mali, Togo), Clotilde Ohouochi, Aminata Dramane Traoré et Kako Nubukpo ainsi que des expert.es des problématiques néo et postcoloniales. A ce titre, et grâce également aux autres événements du contre-sommet (qui se tiendront du 7 au 9 octobre prochain)[2], le sommet officiel n’aura pas le monopole et l’honneur (seul) des « expertises » et des « préconisations» de qualité. L’avenir dira si la médiation d’intellectuel.les tel.les Achille Mbembe pour « réinventer la relation Afrique France » peut jouer un rôle pour réduire les clivages abyssaux existant entre ces deux mondes[3].
L’équipe de l’ouvrage Résistances africaines à la domination néocoloniale, publié aux éditions du Croquant en mars dernier, est reconnaissante également de la part belle faite à notre publication. Nous partageons les un.es et les autres l’idée que des évolutions à l’échelle des relations Afrique France ne pourront se faire valablement et durablement sans des élaborations mixtes, qui fassent intervenir des spécialistes du Sud et du Nord, des coopérations Sud-Sud, du panafricanisme et de l’altermondialisme. Gus Massiah, Jacques Berthelot, Saïd Bouamama, entre autres auteur.es présent.es ce jour, pourront compléter le propos sur ce sujet.
La photo de couverture du livre, qui est reprise sur l’affiche et les visuels du colloque, porte sur un groupe de femmes agricultrices du Nord Mali. Comme exemple des populations qui sont étrangères aux mécanismes de domination et qui promeuvent des formes de coopération locale et autogérée.
L’objectif partagé ici, entre les différentes équipes, est bien sûr de contribuer à desserrer l’étau d’une françafrique, d’un système néocolonial unique en son genre, qui asphyxie toujours davantage les peuples du Sud, sans apporter pour autant au peuple français le bien-être moral qu’il serait en droit d’attendre d’une coopération mutuellement profitable, équitable. C’est à l’étude des mécanismes financiers, militaires, diplomatiques, linguistico-culturels… de ce verrou, et d’alternatives réalisables que s’est attelée l’équipe de Résistances africaines. C’est la médiatisation de cet enjeu géo-politique, encore trop méconnu et occulté, auprès des mouvements sociaux, de candidat.es à des responsabilités politiques…que cette publication se donne pour objectif, entre autres publications de ce champ. Avec, en complément, le désamorçage de l’idéologie sécuritaire, source d’extrémisme nationaliste ainsi que d’autoritarisme et de xénophobie d’Etat. Le pari commencera à être gagné quand, en réponse aux thèses dangereuses sur « la guerre sans fin au terrorisme » et sur « le grand remplacement », seront mises sur la place publique les responsabilités de l’Etat français et de dictatures africaines complices, dans l’insécurité globale et ses suites en matière de migrations notamment, ce que subissent les peuples au quotidien.
Heureusement, notre tâche a été facilitée par l’actualité, surtout du côté du Sud, ponctuée qu’elle est de débats toujours plus intenses, cela sur ces deux problématiques en particulier: l’abolition du franc CFA et le départ des troupes françaises du Mali et du Sahel. Notre livre s’est fait l’écho de ces campagnes d’opinion et le colloque d’aujourd’hui apportera sans aucun doute une pierre significative au débat.
Bons débats et fructueux travaux !
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Table-ronde sur les réparations nécessaires en Afrique
Intervenante Clotilde Ohouochi, modératrice Martine Boudet
Questions
Madame Ohouochi, vous êtes historienne de formation, écrivaine et conférencière. Vous avez été ministre de la Solidarité, de la Santé, de la Sécurité sociale et des Handicapés en Côte d'Ivoire, d'octobre 2000 à décembre 2005 et ancienne conseillère spéciale près de la présidence de la République en charge de l’Assurance maladie (de 2006 à 2011).[1] Cela sous la présidence du socialiste Laurent Gbagbo, qui, pour rappel, était le leader du FPI/Front populaire ivoirien.
A ce titre, vous avez vécu de près la mobilisation démocratique dans votre pays et dans la région, ainsi que la crise politique qui a démarré avec le coup de force des rebelles du Nord avec l’aide d’alliés extérieurs (Burkina Faso, France) à partir du 19 septembre 2002, et qui a abouti à la partition du pays, et à une guerre civile de dix ans.
Pourriez-vous nous parler des conditions d’exercice des gouvernements de l’époque, des principaux mandats qui ont pu être mis en application (en matière de démocratie et de développement), des échecs, en somme de leur bilan politique?
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Dans ce contexte, quel a été votre mandat ministériel personnel ? Votre bilan concernant la réforme du système de protection sociale nous intéresse particulièrement. Vous avez publié un ouvrage, L'assurance maladie universelle (AMU) en Côte d'Ivoire - Enjeux, pertinence et stratégie de mise en œuvre (à L’harmattan en 2015).[2] Avec cette présentation par l’éditeur :
Le préambule de la Constitution de l'OMS affirme clairement que «La possession du meilleur état de santé qu'il est capable d'atteindre constitue l'un des droits fondamentaux de tout être humain.» La Constitution ivoirienne d'août 2000 emboîte le pas à cette disposition pertinente de l'Organisation mondiale de la santé en stipulant : «L'Etat garantit à tous l'égal accès à la santé.» Le gouvernement de la Deuxième République, dès son avènement en octobre 2000, accède à cette exigence constitutionnelle par la mise en oeuvre, à partir d'octobre 2001, d'un projet d'assurance maladie obligatoire comme moyen d'accessibilité des populations à des soins de santé de qualité.
« Véritable innovation en Afrique subsaharienne, principalement en matière de mécanisme d'extension de la couverture santé, l'Assurance Maladie Universelle devient l'un des grands chantiers de la politique sociale du gouvernement. L'urgence en la matière est réelle et incompressible, d'autant que le paiement direct des soins de santé instauré par l'Initiative de Bamako produit des effets pervers, notamment l'exclusion et l'éloignement des populations, surtout les plus démunies, des structures de soins avec, à la clé, la dégradation des indicateurs socio-sanitaires.
L'Etat doit, par conséquent, créer des conditions idoines pour se substituer aux mécanismes traditionnels d'aide et de soutien, en inventant une politique de solidarité nationale ambitieuse, audacieuse, moderne, et rationnelle. Cet essai participe avant tout de la volonté affirmée de montrer que l'Assurance Maladie Universelle est possible en Afrique. Les pays africains, et principalement la Côte d'Ivoire, ont la capacité de faire croître harmonieusement des mécanismes d'Assurance Maladie Universelle malgré leur relative pauvreté économique. »
Comme vous l’écrivez, c’est un projet de service public d’avant-garde, à l’échelle de la région. Concernant la position de la France, votre article intitulé « L’AMU ou les leçons d’une expérience inachevée » indique :
Aux réunions statutaires de la Conférence interafricaine Prévoyance sociale (Cipres), les experts français faisaient, sournoisement, une contre-publicité de l’AMU pour empêcher les autres pays africains de suivre l’exemple ivoirien. Le but de cette « guerre » réside dans la volonté des responsables français de protéger les intérêts colossaux que génèrent les maisons d’assurance hexagonales établies en Côte d’Ivoire. La politique du tiers payant généralisé, couvert par les organismes de l’AMU, ne réservait en effet plus que la portion congrue de la couverture complémentaire à l’assurance privée. Mais les autorités françaises voulaient, aussi et surtout, continuer à avoir l’initiative de la décision pour tout ce qui concerne la vie de leurs anciennes colonies.[3]
Quel a été le suivi de l’AMU, sous le régime de Alassane Ouattara ?
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Pourriez-vous déterminer les différentes responsabilités du passif ivoirien ? Responsabilités nationales (des différents camps) et internationales? Quelle est la responsabilité spécifique de la France, à votre avis, sous les diverses présidences françaises depuis 2002 ? Un rendez-vous a t’il été manqué avec le premier ministre de la cohabitation, Lionel Jospin du PS, qui déclarait «ne pas vouloir intervenir dans les affaires intérieures de la RCI» ?
Quel bilan faire en particulier de l’opération Licorne pour laquelle le groupe parlementaire communiste a demandé vainement en 2011 et en 2012 (soit après la chute du gouvernement Gbagbo) une commission d’enquête parlementaire ? [4]
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L’actualité Afrique-France s’est traduite récemment par les demandes d’excuses de l’exécutif français, sous la présidence d’Emmanuel Macron, à l’égard des responsabilités dans le génocide des Hutus et dans les massacres et mauvais traitements de Harkis à la fin de la guerre d’Algérie. Des réparations morales ou matérielles sont à l’étude. Quelle analyse faites-vous de cette évolution ?
Pensez-vous que des excuses et des réparations devraient être à l’étude également, concernant les relations franco-ivoiriennes ? Si tel est le cas, sous quelle forme et dans quels domaines devraient-elles intervenir, à votre avis ?
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Quelle est votre analyse de la situation en Afrique francophone, d’une manière générale, depuis la chute de la présidence Gbagbo en 2011? Celle-ci est considérée par certains observateurs comme le pilier principal du processus de démocratisation qui a été initié dans les années 90, à la faveur de la fin de la guerre froide (de la chute du mur de Berlin). D’autres perspectives se dessinent-elles ? Quel renforcement stratégique (organisationnel, médiatique…) serait nécessaire ?
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Le sommet officiel Afrique-France peut-il apporter des perspectives d’avenir, selon vous ? La médiation d’Achille Mbembe « pour la refondation de ces relations» a-t-elle des chances d’aboutir en l’état?
Table-ronde sur les réparations
Je vous remercie de l’honneur que vous me faites en m’invitant à ces assises. Merci aux organisateurs, principalement à Martine Boudet que j’ai eu l’occasion de rencontrer à Grenoble, il y a environ deux ans. Merci de me permettre de prendre part à cette rencontre pour, ensemble, jeter un regard (critique) sur la pertinence et la justification de ces sommets, questionner les fondamentaux des relations entre le Continent africain et la France et esquisser quelques pistes de solutions. C’est la 2e fois que je participe à un contre-sommet en tant qu’intervenante. La première fois, c’était en 2017, plus précisément les 30 juin et 1er juillet 2017, dans le contexte du vaste mouvement d’opposition à la tenue du G20 à Hambourg en Allemagne. J’étais invitée par la Gauche allemande, notamment, Die Linke Partei, à traiter avec d’autres panélistes, le thème général de la liberté et la souveraineté des États africains face au « Plan Marshall pour le développement de l’Afrique » proposé par Mme Angela Merkel, et explorer la voie du changement de paradigme dans les relations entre le continent africain et les états occidentaux.
Intervenir en dernière position dans une rencontre de ce genre est une chance incroyable parce que tout a été dit et bien dit. Je n’ai plus qu’à…
Si je me réfère au sujet qui m’a été proposé par les organisateurs, il s’agit de traiter la question des réparations nécessaires en Afrique, les réparations pour tous les préjudices et traumatismes subis par notre peuple tout au long de l’Histoire, au cours de sa rencontre avec l'Occident. Mais avant d’aborder la question des réparations, j’aimerais partager avec vous mon expérience personnelle de la manifestation de la Françafrique. La Françafrique n’est pas une idéologie mais le produit du pragmatisme et de la raison d’État. Le dogme qui le sous-tend, c’est l’intérêt supérieur de la France. Cela a été bien démontré tout le long de nos échanges de ce jour. Et comme l’a si justement écrit le journaliste François Mattéi de regrettée mémoire dans son ouvrage « Côte d’Ivoire : révélations sur un scandale français », et je cite : «la Françafrique, c’est un triple cadenas : politique, militaire et financier ». Ce triptyque a toujours sous-tendu les relations entre la France et les pays de sa sphère d’influence en Afrique. Le mouvement impérialiste s’est structuré autour de 3 types d’acteurs qui ont marqué, dans l’ordre chronologique, les étapes de l’aventure coloniale : les Marchands (à partir de 1870), les Missionnaires avec la méthode de pénétration pacifique (1893-1908) et les Militaires qui ont imposé la gestion coloniale par la manière forte (1908-1915). C’est ce qu’on a appelé les 3M. Les époques changent, les méthodes, elles, restent immuables. Toutes ces stratégies savamment élaborées n’ont qu’un seul objectif : conférer prestige et grandeur à la France et conserver son rang au niveau international.
C'est dans ce contexte françafricain flamboyant qu’arrive au pouvoir le socialiste Laurent Gbagbo, en octobre 2000. Il faut dire qu’il n’avait pas le profil des chefs d’Etat africains estimés par Paris. Il est issu d’un moule non conventionnel et affiche à l’entame de sa gouvernance des ambitions indépendantistes et souverainistes évidentes. La diversification des partenaires commerciaux de la Côte d’Ivoire, les réformes structurelles, politiques, économiques et sociales entreprises indépendamment des injonctions françaises en sont quelques éléments d’illustration. Laurent Gbagbo, c’est le vilain petit canard dont la présence incongrue dans le système trouble la quiétude des gardiens du temple de la Françafrique qui redoutent de voir l’édifice s’effondrer. Dès lors, il n’a profité d’aucun délai de grâce, n’a eu aucun moment de répit. Vilipendé, haï, cerné de toutes parts, agressé il est renversé en avril 2011 par une coalition internationale dirigée par Paris.
L’une des réformes structurelles qui irritaient au plus haut point les autorités hexagonales étaient le projet d’instauration d’un système d’Assurance Maladie Universelle initié par le gouvernement ivoirien dans le cadre de sa politique de solidarité nationale. Cet important chantier novateur se présente comme une réponse adéquate aux problématiques de financement de la santé en Côte d’Ivoire. Les initiatives antérieures conçues et imposées de l’extérieur telles que l’Initiative de Bamako ou le choix de la mutualité ou encore la micro-assurance ayant montré leurs limites. Au moment de l’étude du projet en 2001, environ 6% de la population ivoirienne, seulement, bénéficiaient d’une couverture pour le risque maladie. Il s’agit notamment des travailleurs des secteurs modernes de l’économie et leurs familles ainsi que ceux des professions libérales. Étaient par conséquent exposés aux aléas de la maladie les populations en milieu rural, les travailleurs du secteur non structuré (informel) et les demandeurs sociaux. Soit 94% de la population globale. Les indicateurs socio-sanitaires situaient également l’espérance de vie autour de 46 ans. L’instauration d’un système d’assurance-maladie devait donc permettre d’offrir une plus grande accessibilité des populations à des soins de santé de qualité et de faire reculer, de façon significative, les frontières de la maladie et de la mort. Les études de faisabilité ont montré que le pays possédait sur le plan interne les capacités scientifiques et techniques de même que les potentialités financières pour mener à bien une telle entreprise. Mais ce projet qui se présentait comme une approche novatrice du financement de la santé en Afrique subsaharienne, une véritable réponse en matière de mécanisme d'extension de la couverture santé à tous, va évoluer dans un environnement réfractaire et se heurter à la réticence de la communauté internationale et l’hostilité de la France qui estime, à tort ou à raison, que cette réforme pourrait menacer ses intérêts politiques et économiques. Une guerre civile, venue du septentrion ivoirien, préparée depuis la base arrière du Burkina-Faso et au-dessus de laquelle plane l’ombre de la France, va mettre un coup d’arrêt à ce projet.
Aujourd’hui, tirant enfin leçon de l’échec de l’Initiative de Bamako, les pays d’Afrique subsaharienne s’engagent sur la voie de l’Assurance Maladie Universelle comme réponse à la problématique cruciale du financement de la santé et de l'accessibilité des populations aux soins. Il a fallu pour cela que, dans la continuité des conclusions du G20 de Cannes en novembre 2011, l’Assemblée Générale des Nations Unies adopte, à l’initiative de la France, le 12 décembre 2012, une résolution en faveur de la Couverture Sanitaire Universelle (CSU) dans les pays du Sud. Ce que la Côte d'Ivoire depuis 2001 préconisait. Cependant, il faut relever que l’Assurance Maladie (de même que l’ensemble des régimes de systèmes de sécurité sociale), née en Europe au XIXe siècle avec la révolution industrielle et l’émergence du salariat, a été le fruit et l’aboutissement de nombreuses et longues conquêtes historiques du corps social. Or, dans le contexte africain, l’assurance maladie obligatoire est plutôt l’émanation d’une volonté politique affichée. Cette initiative qui, ailleurs, a permis d’apporter des progrès considérables au bien-être des populations, peut être envisagée pour les sociétés africaines en pleine mutation et au sein desquelles la promotion d’une culture proactive et préventive gagne de plus en plus de terrain. A condition que les États ne ratent pas le virage par manque de vision et de stratégie d'approche.
Concernant la responsabilité spécifique de la France, sous les diverses présidences françaises depuis 2002, la littérature en la matière est abondante. Depuis 2002, une politique de « rectification » et de « reprise en main » a été minutieusement élaborée par la France pour évincer Laurent Gbagbo du pouvoir. De l’accord de Marcoussis jusqu’au bombardement de la résidence présidentielle le 11 avril 2011, tout était mis en œuvre pour atteindre ce but. M. Nicolas Sarkozy disait sans ambages : on a sorti Gbagbo pour installer Ouattara. Les évènements survenus en Côte d’Ivoire et l’implication de la France dans une guerre civile interrogent. Auraient dû être défendues la neutralité quant aux enjeux internes ivoiriens et les valeurs intemporelles et universelles qui sont les fondements de l’État français. De plus, ce conflit dont le règlement relève du domaine exclusif du droit va connaître des dérapages dramatiques du fait de l’immixtion belliqueuse de la gouvernance mondiale. Il était impératif que la souveraineté du peuple ivoirien soit respectée, car au regard du droit international et particulièrement de l’article 2§4 de la Charte des Nations unies, il est inacceptable qu’une puissance étrangère s’immisce dans le déroulement des affaires internes d’un pays quel qu’il soit. Dès lors, le rôle joué par la présence militaire de la France en terre ivoirienne, ancienne colonie, peut être considéré comme ambigu et problématique. Selon les autorités françaises, soutenues par une résolution des Nations Unies, cette interposition aurait permis d’éviter une guerre civile et de nombreux massacres. De nombreuses zones d’ombre entourent cette intervention en Côte d’Ivoire et les allégations de graves violations des droits de l’homme planent sur les forces internationales. On se souvient qu’en 2011 et 2012, le groupe parlementaire communiste à l’Assemblée nationale française a vainement demandé la mise sur pied d’une enquête parlementaire sur le bilan de Licorne. En effet, il est important de savoir pourquoi et comment la force Licorne est intervenue en 2011, son rôle dans l’avancée des « forces républicaines » vers Abidjan, pourquoi n’a-t-elle pas protégé les populations civiles dans la partie nord de la Côte d’Ivoire et si des éléments des troupes françaises étaient à proximité de Duékoué.
Par ailleurs, il est impératif de connaître le nombre de victimes imputables aux troupes françaises lors des bombardements visant à protéger les civils ivoiriens. Mais il est aussi important d’avoir une information sur le rôle précis des forces françaises dans la capture de M. Gbagbo et de son épouse et où étaient ces troupes lors des exactions commises par les forces républicaines à Abidjan après la capture et l’enlèvement du président constitutionnellement élu de République de Côte d’Ivoire.
On se souvient également que le 6 novembre 2004, l’aviation gouvernementale ivoirienne a effectué un raid aérien sur la position française de Bouaké. Acte délibéré ou involontaire ? L’enquête menée plus tard par les autorités françaises reste muette sur la question. 9 morts et 37 blessés parmi les soldats français (2e régiment d’infanterie de marine, régiment d’infanterie-chars de marine, 515e régiment du train) sont à déplorer. Les forces françaises ripostent, quinze minutes après l’attaque, en neutralisant l’ensemble des forces aériennes ivoiriennes présentes sur la base de Yamoussoukro et du GATL à Abidjan. Plus d’une soixantaine de civils ivoiriens qui protestaient pacifiquement contre cette intervention musclée de la France ont été tués devant l’Hôtel Ivoire à Abidjan. Des centaines d’autres ont été blessés. En 2020, les autorités françaises dont la responsabilité était engagée dans cette crise s’en sont tirées à bon compte. Du côté des victimes ivoiriennes aucune excuse, aucune action de réparation de la part de Paris. Tout est passé par pertes et profits. L’Etat français du haut de sa condescendance qui frise le mépris refuse d’aborder cette question. C’est dommage que le ou la collègue du Rwanda ne soit pas là pour nous partager l’expérience de son pays en termes de réparations.
La réparation pour moi est un principe de justice. Elle se situe à trois niveaux :
-reconnaître le mal fait et faire en sorte que cela ne se reproduise plus. Pour qu’elle soit authentique, toute réparation doit se faire sur la base d’une reconnaissance équivalente de la gravité du préjudice subi et des torts infligés.
- s’en excuser
- apporter si possible une compensation pécuniaire aux victimes ou à leurs descendants.
Cette réparation concerne tous les faits historiques qui ont malheureusement causé de grands préjudices aux peuples d’Afrique.
Tout à l’heure, un collègue a traité la question des migrations. De l’opinion assez répandu fait croire que ces jeunes qui traversent le désert puis la Méditerranée viennent uniquement pour arracher le pain de la bouche des Français. Mais non. Ils viennent ici parce que les multinationales pillent les richesses de leurs pays. En juillet 2018, l’association Environnement, Santé et Développement dont je suis la présidente à Grenoble a été mise en mission par le Programme des Nations-Unies pour le Développement (PNUD) pour une enquête sur les migrants. C’était la première fois que la parole est directement donnée aux migrants pour parler de leurs motivations profondes, de leurs rêves, de leurs ressentis. La réparation pour moi serait d’amener les multinationales qui pillent les richesses de l’Afrique à investir sur place et à créer du travail pour une jeunesse qui constitue plus de la moitié de la population globale.
À l’occasion de la journée de commémoration de l’esclavage en France, l’historienne Myriam Cottias est revenue sur la question des réparations : celles que des associations réclament de nos jours pour les descendants d’esclaves d’Afrique subsaharienne qui ont été les victimes de la traite et réduits en esclavage. Le concept n'a jamais été concrétisé. En revanche, des propriétaires d'esclaves ont reçu une indemnisation financière à la suite de l’abolition de l'esclavage dans certains pays occidentaux afin de compenser la perte de cette main d’œuvre gratuite, considérée comme un bien faisant partie de leur patrimoine.
Chaque 10 mai, depuis la décision du président Chirac en 2006, on célèbre en France la mémoire de la traite, de l’esclavage et de leurs abolitions. Depuis une dizaine d’années, la question des réparations, objet du projet « Repairs » est devenue centrale dans ces questions de mémoire…
Que ce soit en Amérique du Nord et du Sud, aux Antilles, en Afrique ou dans l’océan Indien, la question des réparations est aujourd’hui au cœur des revendications des descendants des esclaves déportés depuis l’Afrique. En France, en 2005, le Mouvement international des réparations a par exemple réclamé 200 milliards d’euros à l’État français au titre de la compensation de la période de l’esclavage. Une demande jugée alors irrecevable car les juges ont estimé qu’il était impossible d’établir le montant des dommages pour des faits aussi anciens. Mais ces demandes de réparations ne sont pas seulement financières.
En France, la loi Taubira de 2001 reconnaît l’esclavage comme un crime contre l’humanité et demande que cette période de l’histoire nationale soit enseignée de l’école primaire au lycée. Sans pousser forcément dans le sens des compensations financières, il faut certainement aller plus loin dans le travail de mémoire collective, il faut être capable de sortir du seul aspect moralisateur et accusateur.
Pour les autres crimes commis par la France en Afrique, à savoir les guerres coloniales, le traumatisme de la politique d’assimilation, les conflits géostratégiques et de positionnement, la course effrénée vers les sources de matières premières, il revient aux Africains de s’organiser pour demander réparation.
Les Africains doivent être les auteurs de leur propre Histoire. Ils doivent agir pour infléchir l’axe d’inclinaison de leur destin dans la trajectoire souhaitée par eux-mêmes et pour eux-mêmes. Ils ont l’obligation de restituer la vérité historique par rapport aux événements majeurs qui jalonnent la marche de notre temps car les risques de falsification sont bien réels. Rappelons-nous. Le philosophe allemand Georg W. Friedrich Hegel affirmait, péremptoire : « l’Afrique n’est pas une partie historique du monde. Elle n’a pas de mouvements, de développements à montrer, de mouvements historiques en elle (…). Ce que nous entendons par l’Afrique est l’esprit ahistorique, l’esprit non développé, encore enveloppé dans des conditions de naturel et qui doit être présenté ici, seulement, comme au seuil de l’histoire ». En clair, cela signifie que l’Afrique n’a rien accompli et ne peut rien accomplir de remarquable qui puisse sensiblement contribuer à l’évolution qualitative de l’Humanité. Ni savants, ni génies, ni créateurs de dogmes, d’idéologies et de technologies. Comme frappée d’une tare congénitale qui l’empêche de transcender les contingences de la nature, elle s’est présentée, les mains désespérément vides au rendez-vous de l’Universel. On dira trivialement que sa présence équivaut à son absence. Le drame de l’Afrique provient essentiellement de ces conceptions étriquées, de ces visions erronées qui, jadis, ont servi de substrat aux idéologies esclavagistes puis colonialistes et qui continuent de prospérer.
Fort heureusement, les excellents travaux de recherche de l’Egyptologue Cheick Anta Diop, entre autres, ont infligé un cinglant démenti aux thèses controversées et à caractère raciste du penseur allemand. Mais contre toute attente et comme pour faire un pied de nez à l’illustre scientifique sénégalais c’est à Dakar que, trois siècles plus tard, un certain Nicolas Sarkozy reprend, devant toute l’Afrique médusée, les idées « négationnistes » de Hegel.
Pour moi la meilleure réparation pour l’Afrique c’est de s’affranchir de toutes tutelles pesantes et handicapantes pour laisser éclore son génie propre. C’est aux Africains de s’organiser pour exiger le respect. Heureusement ce combat est en cours, porté par le courant néo-panafricaniste basé exclusivement sur la construction d’une Afrique libre, ouverte sur l’extérieur en tant que partenaire à part entière, respectée et considérée. Une Afrique qui sort définitivement du bourbier de la dégradation dans lequel elle est délibérément maintenue, pour s’élever vers la prospérité et l’estime humaine. Afin que les jeunes générations, prises dans la trappe infernale de la précarité, ne soient plus condamnées à aller mourir, par grappes entières, sur les rivages abrupts des espoirs brisés de l’eldorado européen. Ou dans les conflits fratricides qui endeuillent le continent. La meilleure réparation c’est que la France quitte l’Afrique ou change de paradigme dans ses rapports avec le continent. « Mais, pour que des liens nouveaux se tissent, la France doit honorer la vérité, car la vérité est l’institutrice de la responsabilité. Cette dette de vérité est par principe ineffaçable. Elle nous hantera jusqu’à la nuit des Temps. L’honorer passe par l’engagement à réparer le tissu et le visage du monde. » Pr Achille Mbembe