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L’hésitation vaccinale : une perspective
psychosociologique
Jocelyn RAUDE*
L’auteur
déclare n’avoir aucun lien d’intérêt en relation avec le contenu de cet
article.
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RÉSUMÉ
Au cours de
ces dernières années, l’hésitation vaccinale s’est considérablement développée
au sein des populations des pays occidentaux, notamment en raison de la
multiplication récente de controverses sur l’utilité et la sécurité des vaccins
ou de leurs adjuvants. Après un examen critique de la notion d’hésitation
vaccinale, ainsi que de ses manifestations à travers l’histoire, nous nous
intéresserons aux processus psychologiques et sociologiques qui permettent d’en
comprendre la progression dans les sociétés contemporaines. D’une part, les
données de la littérature récente montrent que l’hésitation vaccinale résulte
généralement d’un arbitrage intuitif
entre les risques et les bénéfices perçus chez les individus concernés
par la vaccination, lesquels sont largement sujets à des biais cognitifs.
D’autre part, deux
phénomènes sociologiques permettent d’expliquer la multiplication des
controverses autour de la vaccination. Le premier résulte d’une crise de
confiance croissante vis-à-vis des pouvoirs publics en général et des autorités
sanitaires en particulier. Le second procède de la transformation radicale du
« marché » de l’information liée à l’émergence des médias électroniques.
La conjugaison de ces deux phénomènes facilite la propagation rapide dans l’espace
public de rumeurs et d’informations fausses ou invérifiables qui sont
susceptibles de décourager le recours à la vaccination.
SUMMARY
In the last few years, vaccine hesitancy has considerably grown in
the populations of western countries, particularly since controversies about
the utility and safety of vaccines and their adjuvants recently multiplied.
After a critical examination of the concept of “vaccine hesitancy” as well as
its expressions through history, we will address the main psychological and sociological
processes that could help us to better understand its development in modern
societies. On the one hand, the evidence drawn from the existing literature
shows that vaccine hesitancy typically derives from an intuitive trade-off
between the perceived risks and benefits from the vaccination. Nevertheless,
these perceptions have been repeatedly found to be prone to various cognitive
biases. On the other hand, two sociological trends enable us to explain the
proliferation of controversies about vaccines. The first stems from a growing
feeling of distrust toward government institutions in general and the public
health authorities in particular. The second comes from the radical evolution
of the news “market” which is caused by the development of electronic media.
The combination of these two phenomena facilitates the rapid propagation of a
variety of rumors, and incorrect or suspicious information, which are likely to
affect the acceptance of vaccines.
* Ecole
des Hautes Etudes en Santé Publique, Avenue du Professeur Léon Bernard, 35000
Rennes. E-mail : Jocelyn.Raude@ehesp.fr
Tirés à part : Jocelyn RAUDE, même adresse
INTRODUCTION
Depuis la fin du 19ème
siècle, la vaccination a été en France comme ailleurs à l’origine de progrès
considérables dans la prévention et le contrôle des maladies infectieuses. Il
convient sans doute de rappeler que si l’incidence de ces maladies s’est
largement réduite dans les sociétés contemporaines développées, elles n’en
constituaient pas moins au tournant du siècle la première cause de mortalité en
Europe et en Amérique [1]. Les historiens de la médecine estiment généralement
que la combinaison de progrès substantiels réalisés au cours de la première
partie du 20ème siècle dans le domaine de l’alimentation, de la
vaccination et l’hygiène publique –
notamment à travers le traitement des eaux – constitue la principale
explication des phénomènes de « transition sanitaire » observés en
occident, c’est-à-dire la diminution spectaculaire de la part des maladies
infectieuses dans les patterns de morbidité et de mortalité et la hausse
concomitante des maladies chroniques et dégénératives, comme les maladies
coronariennes ou les cancers [2, 3]. Dans la seconde moitié du 20ème
siècle, l’institutionnalisation de la vaccination de masse comme mode de
prévention des maladies infectieuses ne paraît pas poser de problème
particulier. Même s’il est difficile d’objectiver le phénomène en raison de
l’absence de données sur les attitudes et les pratiques des populations,
l’élaboration et la mise en œuvre de programmes de vaccination contre les
maladies infectieuses semblent susciter une large adhésion auprès du public
comme auprès des professionnels de la santé. A l’exception de quelques
mouvements radicaux dont l’influence sociale reste probablement très limitée,
la vaccination ne fait guère l’objet de débats jusqu’à la fin des années 90.
Par ailleurs, il faut noter qu’en dépit de l’émergence de premières
controverses vaccinales dans l’espace public (Rougeole en Grande-Bretagne,
Hépatite B en France), la couverture vaccinale contre les maladies infectieuses
les plus anciennes et les plus connues (poliomyélite, diphtérie, tétanos,
rubéole, oreillons, rougeole) a progressé lentement mais significativement en
France jusqu’en 2008 [4].
En matière de vaccination, la
campagne contre la grippe A/H1N1 a toutefois constitué en France – mais aussi
dans de nombreux pays – une rupture historique par rapport aux évolutions
sociétales observées depuis plusieurs décennies. La médiatisation de nombreuses
polémiques sur le coût, l’opportunité et l’efficacité de la vaccination de
masse, la révélation de possibles conflits d’intérêt entre certains experts
scientifiques et les groupes pharmaceutiques, ainsi que la critique diffuse
d’une étatisation de la prévention de cette maladie, ont en effet provoqué une
crise de confiance sans précédent dans les vaccins et les institutions qui
interviennent dans les politiques de santé publique. Les données collectées
périodiquement par l’INPES démontrent l’existence en 2009/10 d’un basculement
aussi soudain que spectaculaire dans les attitudes des Français face à la
vaccination [5]. Ainsi, si seulement 10 % de la population française se
déclarait en 2000 et 2005 défavorable à la vaccination en générale, ce taux
s’élevait désormais à près de 40 % l’année de la pandémie. Rétrospectivement,
il apparaît toutefois que la controverse autour de la vaccination contre la
grippe A/H1N1 n’a constitué que le premier épisode – probablement le plus
dramatique – d’une longue série de controverses sociotechniques qui affectent
les pratiques vaccinales et dont nous commençons à peine à mesurer les effets
sur le plan épidémiologique. Dans la littérature récente, cette défiance
croissante des populations vis-à-vis des vaccins et de leurs promoteurs a été qualifiée de
phénomène d’« hésitation vaccinale » (vaccine
hesitancy) par un nombre croissant d’auteurs. Comme nous le verrons dans
une première partie, ce concept a été développé par un groupe de travail mis en
place au sein de l’OMS. Si la notion d’hésitation vaccinale représente une
avancée importante pour une meilleure compréhension des changements manifestes
dans les attitudes et les pratiques liées à la vaccination, elle n’en reste pas
moins sujette à un certain nombre de critiques. Par ailleurs, comme nous le
verrons dans une seconde partie, il convient de bien identifier les processus
psychologiques et sociologiques à travers lesquels ces phénomènes d’hésitation
vaccinale se diffusent dans les sociétés contemporaines.
Le Développement de
l’hesitation vaccinale dans les societes contemporaines
Depuis quelques années, la multiplication des
phénomènes de réticence vaccinale au sein des sociétés développées suscite une
certaine incrédulité de la part des acteurs de la santé publique. Pour ces
derniers comme pour de nombreux experts médicaux, la tentation est grande de
réduire ce mouvement social à la seule diffusion de thèses anti-vaccinales,
notamment dans leurs discours publics. L’analyse méthodique des relations que
les individus entretiennent par rapport à la vaccination par différents chercheurs
en sciences humaines et sociales dans différentes populations montre cependant
que cette dichotomisation entre anti- et pro-vaccins est largement réductrice
et inopérante [6]. Les travaux consacrées depuis la pandémie à ces phénomènes
tendent en effet à mettre en évidence un large éventail d’attitudes et de
comportements en lien avec la vaccination qui vont de l’opposition de principe
à l’acceptation sans condition de toutes les vaccinations, ces dernières
catégories ne représentant toutefois qu’une minorité d’individus. C’est cette
découverte qui est à l’origine de la formation et de la promotion du concept
d’ « hésitation vaccinale » par les chercheurs. D’une manière
générale, ce concept renvoie au scepticisme croissant qui s’exprime dans les
sociétés contemporaines quant à la sécurité des vaccins et à leur utilité pour
la santé publique [7]. Si le concept est nouveau, il ne faudrait toutefois pas
penser pour autant que les phénomènes qu’il entend décrire le sont également.
L’hésitation vaccinale est en effet
probablement aussi ancienne que la vaccination elle-même.
Le mythe d’un âge d’or de la vaccination ?
Parmi les principaux acteurs de la santé, il y a sans
doute une propension à croire que si nos contemporains sont de plus en plus
déraisonnables dans leur rapport à la vaccination, les choses étaient sans
doute bien différentes autrefois. On pense en particulier à l’époque où les
épidémies de maladies infectieuses comme la tuberculose ou la poliomyélite
faisaient encore un nombre de victimes considérables. Au-delà de la seule
question des mouvements dits « anti-vaccinaux », les données
historiques montrent pourtant que cela n’est pas tout à fait vrai : Les
premières campagnes de vaccination mises en œuvre en Europe ou en Amérique ont
très souvent rencontré des réactions de méfiance voire de rejet de la part des
populations concernées [8 Moulin]. Ainsi, l’administration napoléonienne fut
amenée au début du 19ème siècle à mettre en place une censure assez
rigoureuse de la presse en raison de l’hostilité croissante aux programmes de
vaccination contre la variole qui s’exprimait notamment à travers la
publication de nombreuses caricatures particulièrement désobligeantes pour le
corps médical. En 1885, l’instauration d’une vaccination obligatoire contre la
variole fut également à l’origine de violentes émeutes urbaines à Leicester en
Angleterre. Le même phénomène – auquel les historiens brésiliens ont donné nom
de « La revolta da vaccina »
– fut observé à Rio de Janeiro en 1904 lors d’une campagne de vaccination
obligatoire décrétée par le célèbre Oswaldo Cruz.
Plus récemment, la mise en place en 1976 d’une
campagne de vaccination de masse contre la grippe porcine H1N1 par
l’administration du Président Gérald Ford à la suite de l’hospitalisation d’une
dizaine de recrues de la garnison de Fort Dix, dans le New Jersey, provoqua une
importante controverse médicale en raison d’une augmentation considérable de
cas de syndromes de Guillain-Barré [9]. Cette controverse – qui présente des
similitudes remarquables avec celles de l’hépatite B ou de la grippe H1N1 de
2009 – conduisit à la suspension précoce de la campagne aux Etats-Unis, ce qui
lui valut le nom de « Swine flu
fiasco ». Les travaux des historiens tendent à montrer par ailleurs
que les arguments mobilisés par les opposants à la vaccination sont
relativement stables dans le temps et dans l’espace : il s’agit 1) de
l’argument de la sécurité : la vaccination est plus dangereuse que
bénéfique pour les populations ; 2) de l’argument de la vénalité : la
vaccination est surtout un moyen de faire de l’argent sur le dos des
gens ; 3) de l’argument de la naturalité : la vaccination instaure la
transgression d’un ordre/équilibre naturel ou divin ; et enfin 4) de
l’argument de la liberté : la vaccination – quand elle est obligatoire –
constitue une entrave majeure à l’autonomie et à la liberté des individus.
Ainsi, même si la grande majorité des programmes de vaccination conduits dans
l’après-guerre n’ont pas suscité d’hostilité particulière dans les pays
développés, ces événements viennent nous rappeler que l’histoire de la
vaccination fut loin d’être un long fleuve tranquille, et que l’hésitation
vaccinale n’est probablement pas un phénomène purement moderne [10].
La notion d’hésitation vaccinale et ses critiques
Au-delà de l’opposition réductrice souvent proposée
entre des pros et des anti-vaccins, les différents travaux de recherche en
sciences sociales consacrées ces dernières années à la construction de
typologies d’attitudes et de pratiques individuelles en relation avec la
vaccination aboutissent à des résultats particulièrement convergents d’une
étude à l’autre. Ainsi, l’enquête qualitative réalisée par Bénin et al sur les
comportements des mères de famille face aux recommandations en matière de
vaccination infantile permet de mettre en évidence quatre principaux
types d’acteurs [11]:
§ Les
partisans qui acceptent et soutiennent sans condition les recommandations
vaccinales.
§ Les prudents
qui acceptent la plupart des recommandations vaccinales tout en exprimant
certaines préoccupations, par exemple sur des effets secondaires possibles.
§ Les
sceptiques qui acceptent seulement certaines recommandations vaccinales et
rejettent sur les autres sur la base d’arguments épidémiologiques ou moraux.
§ Les opposants
qui rejettent en bloc la plupart des recommandations vaccinales.
Les différentes enquêtes quantitatives conduites au
cours de la dernière décennie dans différentes régions du monde montrent
également que les catégories des partisans et des opposants à la vaccination ne
représentent généralement qu’une minorité d’individus. La construction de la
notion d’hésitation vaccinale répond de ce fait au besoin de caractériser sur
plan psychosociologique le continuum d’attitudes et de pratiques intermédiaires
par rapport à la vaccination qui apparaît entre ces deux positions
« extrêmes ».
Le groupe de
travail SAGE[1]
mis en place au sein de l’OMS pour traiter les questions relatives aux enjeux
psychosociaux de la vaccination en propose la définition suivante [7] :
« L’hésitation vaccinale fait référence aux retards dans le recours à la
vaccination ou aux refus des vaccins en dépit de la disponibilité de services
de vaccination. L’hésitation vaccinale est un phénomène complexe et spécifique
au contexte dans lequel elle s’inscrit : elle varie en fonction du temps,
du lieu et des vaccins. Elle intègre des facteurs tels que la suffisance, la
commodité et la confiance ». Le premier de ces facteurs renvoie
généralement à l’idée selon laquelle la vaccination est inefficace ou inutile,
notamment parce que les risques sanitaires associés aux maladies contre
lesquelles on peut s’immuniser sont perçus comme faibles. Le second facteur est
lié aux questions relatives à l’accessibilité des vaccins et à leurs prises en
charge. Le troisième renvoie à la confiance dans la sécurité des vaccins, ainsi
que dans les différents acteurs du système de santé qui en assure
l’élaboration, la production et l’administration. Même si la diffusion de la
notion d’hésitation vaccinale constitue une avancée dans la compréhension des
phénomènes de réticence croissante des populations à la vaccination, cette
dernière fait néanmoins l’objet d’importantes critiques. Ainsi, pour Patrick
Peretti-Watel [12], l’hésitation vaccinale reste une notion fondamentalement
ambiguë et problématique dans la mesure où, premièrement, elle mobilise dans sa
conceptualisation des éléments théoriques très disparates qui ont trait
notamment aux croyances, aux attitudes et aux pratiques vaccinales, et
deuxièmement, elle tend à regrouper sous un même « label » des
personnes dont les motivations et les positions par rapports à la vaccination
sont probablement très hétérogènes puisqu’elles s’inscrivent dans un continuum
très large qui va de l’acceptation sans condition à l’opposition à toute
injonction vaccinale.
Les facteurs psycologiques et
sociologiques associés à l’hesitation vaccinale
Dans le monde de l’expertise biomédicale, il est
souvent tentant – lorsqu’on évoque les changements d’attitudes et la défiance
croissante des populations vis à vis de la vaccination – d’attribuer ces
phénomènes à l’ignorance ou à la déraison collective. Les recherches en
sciences sociales montrent pourtant qu’en matière de controverses sanitaires,
la thèse de la peur irrationnelle est rarement confirmée dès lors que l’on
accepte de se positionner du point de vue des acteurs qui sont directement ou
indirectement concernés par ces questions de sécurité et d’utilité vaccinale.
En d’autres termes, on ne peut écarter a priori l’hypothèse selon laquelle les
populations ont de bonnes raisons de se méfier des vaccins dans le contexte
actuel. Dans les revues académiques, de nombreux travaux ont été publiés ces
dernières années sur les facteurs qui sont susceptibles de favoriser
l’accroissement de l’hésitation vaccinale dans nos sociétés. D’une manière
générale, ces publications tendent à mettre en évidence deux principaux types
d’explications : les unes tiennent surtout à des facteurs psychologiques
qui relèvent des individus, les autres à des facteurs sociologiques qui
correspondent pour l’essentiel aux contextes de décision vaccinale [13].
Les facteurs
psychologiques
Au cours de la dernière décennie, il a été montré dans
de nombreuses d’études que l’hésitation vaccinale était systématiquement
associée à un ensemble de facteurs cognitifs, c’est-à-dire de représentations
mentales qui portent sur les risques pour la santé humaine et sur la manière de
les réduire ou de les maîtriser. Parmi les plus documentés, on peut notamment citer
la perception de l’efficacité de la vaccination, la perception de la gravité et
de l’incidence de la maladie, ou encore les normes sociales perçues en matière
de vaccination [14]. Il convient de préciser par ailleurs que ces facteurs
interviennent autant dans les décisions vaccinales des profanes que dans celles
des professionnels de la santé, chez lesquels l’hésitation vaccinale apparaît
loin d’être absente. [15]. S’agissant des mécanismes psychologiques qui
seraient impliqués dans la décision vaccinale, la littérature scientifique
indique de manière relativement convergente que l’acceptation (ou le refus) de
la vaccination résulte le plus souvent d’un arbitrage intuitif entre les
risques et les bénéfices perçus par les individus concernés par la vaccination.
En pratique, les risques perçus concernent non seulement les effets secondaires
potentiels (avérés ou imaginaires) des vaccins, mais aussi leurs coûts
matériels ou symboliques (temps, argent, douleur, etc.). De leur côté, les
bénéfices perçus sont liés à l’efficacité et à l’utilité perçue de la
vaccination en question. Ces derniers sont par ailleurs une fonction directe de
la perception de la maladie (qui est l’objet de la vaccination), en particulier
sa gravité et sa fréquence perçue [16]. Sur le plan historique, la baisse
observée de l’incidence des maladies infectieuses tout au long du 20ème
siècle a probablement constitué un puissant facteur motivationnel qui a
favorisé l’adhésion des populations aux programmes de vaccination mis en œuvre
par les pouvoirs publics. Comme les gens pouvaient manifestement constater les
effets bénéfiques de ces campagnes dans leur environnement social, les discours
critiques sur la vaccination apparaissaient alors peu crédibles.
Paradoxalement, les progrès considérables réalisés en matière de couverture
vaccinale au cours de cette période pourraient avoir contribué à
l’affaiblissement de cette dynamique motivationnelle, dans la mesure où les
individus et les groupes sociaux sont beaucoup moins enclins à consentir à des
efforts pour des menaces qui leur paraissent désormais largement virtuelles ou
négligeables.
Plus généralement, la vaccination semble aujourd’hui
être victime du « paradoxe de la prévention » mis en évidence par
Geoffrey Rose, l’un des théoriciens les plus importants de la santé publique
contemporaine [17]. Ce dernier avait défendu de manière convaincante l’idée
selon laquelle l’un des problèmes fondamentaux auxquels la prévention est
confrontée est que des mesures de santé publique qui sont susceptibles
d’apporter d’importants bénéfices collectifs présentent finalement peu
d’intérêt pour les individus qui y contribuent, compte tenu du faible niveau
d’exposition à certains risques sanitaires. Ainsi, il faut aujourd’hui souvent
vacciner une partie importante de la population contre certains pathogènes pour
sauver les vies de quelques-uns. Dans des sociétés où la vaccination est de
plus en plus fondamentalement conçue comme un instrument de protection pour
soi-même, on peut comprendre que certains vaccins dont les vertus sont avant
tout communautaires apparaissent beaucoup moins attractifs pour des individus
« rationnels », c’est-à-dire essentiellement égoïstes et
calculateurs.
Certains auteurs évoquent par ailleurs l’existence
d’une « tragédie » du sens commun dans l’explication de
l’accroissement de la défiance vaccinale. D’une part, il semblerait qu’en dépit
d’une amélioration considérable de l’accès à la connaissance à travers les
médias électroniques le niveau de culture scientifique n’augmente guère dans
nos sociétés. On observe en particulier la persistance de théories biomédicales
pré-pasteuriennes (comme la théorie des miasmes), ainsi que le maintien d’un
taux très élevé d’innumérisme[2], y compris dans les élites
socioéconomiques. D’autre part, de nombreux travaux ont pu documenter l’emprise
des heuristiques cognitives sur nos visions du monde, c’est-à-dire
l’utilisation de modes de pensée simples et rapides qui introduiraient de
nombreux biais dans nos jugements en matière de risques sanitaires ou sociaux
[18]. Par exemple, différentes études expérimentales ont pu montrer que la
fréquence perçue de certains événements épidémiologiques est généralement
biaisé par la facilité avec laquelle nous pouvons nous remémorer des exemples
de ces événements. Ce processus de traitement de l’information – que les
psychologues appellent l’heuristique de disponibilité – nous conduit bien
souvent à surestimer l’incidence des risques sanitaires les plus médiatisés et
les plus spectaculaires.
Les facteurs
socio-écologiques
L’un des principaux enseignements
des sciences humaine et sociales est que les individus sont rarement isolés les
uns des autres, ce qui est particulièrement en matière de comportements de
santé : ils participent à différentes formes d’interactions sociales qui
influencent dans une large mesure leurs choix et leurs décisions en matière de
traitement ou de prévention de maladies. S’agissant de la vaccination, il a
bien été montré dans une série d’études que les comportements et les attitudes
des professionnels de la santé – en particulier les recommandations délivrées
par les médecins généraliste – jouaient un rôle considérable dans l’acceptation
ou le rejet de la vaccination [6]. Ainsi, tout étant égal par ailleurs, les
patients qui s’étaient vu conseiller par leur médecin la vaccination contre la
grippe pandémique de 2009 étaient beaucoup plus enclins à s’être fait vacciner
que les autres [19]. Ces processus d’influence sociale semblent faire l’objet
d’une stabilité remarquable puisque cette tendance avait déjà été observée aux
Etats-Unis lors de la campagne de vaccination contre la grippe pandémique de
1976 [20]. Il convient cependant de souligner que les professionnels de la
santé ne sont pas épargnés par ce phénomène de défiance croissante vis-à-vis de
la vaccination. Ainsi, les enquêtes de Verger et al [21] tendent à démontrer
qu’une proportion non-négligeable de médecins généralistes français exprimait
des doutes importants quant à la sécurité et l’utilité de nombreux vaccins ou
de leurs adjuvants. Plus généralement, la recherche en sciences humaines et
sociales montre que les phénomènes d’hésitation vaccinale s’inscrivent dans un
contexte marqué par la multiplication dans l’espace public de controverses
sociotechniques plus ou moins sérieuses sur les questions vaccinales.
Sur le plan sociologique, deux
principaux phénomènes permettraient d’expliquer ou de comprendre l’attention
croissante que les populations accordent aux « signaux » de risque
qui résultent des controverses sur les vaccins et les programmes de
vaccination. Le premier relève pour l’essentiel d’une crise de confiance
majeure vis-à-vis des pouvoirs publics en général et des autorités sanitaires
en particulier. Pour Hall et ses collègues, la notion de confiance doit être
entendue comme « l’acceptation optimiste d’une situation de
vulnérabilité dans laquelle nous sommes amenés à croire que ceux en qui nous
plaçons notre confiance se soucient de nos intérêts » [22]. La
plupart des enquêtes conduites au sein de l’Union Européennes montrent en effet
que la confiance à l’égard des institutions s’est considérablement érodée au
cours des deux dernières décennies. Le phénomène semble toucher aussi bien les
institutions politiques traditionnelles (gouvernements, parlements, partis) que
les contre-pouvoirs habituels (médias, syndicats, acteurs économiques). Par
ailleurs, même si les institutions médicales ont longtemps été épargnées par
cette crise de confiance, les scandales et les polémiques récentes autour du
médiator et d’autres produits de santé semblent avoir considérablement accru le
champ du soupçon. Au final, ce sentiment de défiance grandissant vis-à-vis des
institutions faciliterait la réception – chez les profanes comme chez les
professionnels de la santé – d’éléments de controverses sur la dangerosité ou
l’utilité de certains produits de santé.
Le second phénomène procède de la
transformation radicale du « marché » de l’information lié à l’émergence
des médias électroniques à la fin des années 90. Avant la révolution des
nouvelles technologies de l’information et de la communication, les médias
traditionnels (presse, radios, télévisions) formaient une sorte d’oligopole de
l’information qui permettait d’assurer une régulation a minima sur la qualité
et la crédibilité des informations sur les risques sanitaires qui circulaient à
l’occasion des controverses biomédicales. La présence au sein des rédactions de
journalistes spécialisés dans le domaine des sciences, ou plus rarement de la
santé, constituait probablement un garde-fou qui a aujourd’hui quasiment
disparu du fait de la concurrence exacerbée entre les médias et les messages
qu’ils transmettent. Le développement d’internet au début des années 2000 a en
effet profondément modifié les règles du jeu médiatique, en permettant
notamment la multiplication des « marchés cognitifs » sur les
questions médicales, c’est-à-dire la possibilité donnée à un très grand nombre
d’acteurs sociaux de s’exprimer sur des sujets complexes qu’ils maîtrisent peu
ou mal. Au final, la conjugaison de ces deux phénomènes faciliterait la
propagation rapide dans nos sociétés de rumeurs et d’informations douteuses,
fausses ou invérifiables dans l’espace public, et en particulier la diffusion
de nombreuses théories conspirationnistes [23].
CONCLUSION
L’accroissement de l’hésitation
vaccinale au sein des sociétés modernes représente aujourd’hui un défi
considérable pour les pouvoirs publics comme pour l’ensemble des organisations
qui interviennent dans le champ de la prévention et de la promotion de la
santé. Néanmoins, comme le remarquait le psychologue américain Paul Slovic dès
le début des années 90 [24], la multiplication des conflits et les controverses
autour des questions de risque sanitaire n’est pas nécessairement due à
l’ignorance ou à l’irrationalité des populations. Ils doivent être plutôt
considérés comme des effets secondaires de la démocratisation remarquable de
nos sociétés, lesquels sont amplifiés par les progrès technologiques dans le
domaine de l’information et de la communication, ainsi que par les changements
sociaux qui érodent irrémédiablement l’autorité médicale et la confiance que
les individus et les populations accordent aux institutions qui ont la
responsabilité collective de notre bien-être et de notre santé.
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