Nora ANSELL-SALLES

Affichage des articles dont le libellé est Souffrance au travail. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Souffrance au travail. Afficher tous les articles

jeudi 25 février 2016

dnf - harcèlement

Libres propos signés Dr Bernard GRANGER


Chers collègues,
La souffrance au travail fait l'objet de nombreuses recherches et d'une attention croissante à cause des drames qu'elle provoque et de la dégradation du travail qu'elle entraîne à la fois pour ceux qui l'effectuent et pour ceux qui devraient en être les bénéficiaires, à l'hôpital les soignants et les malades. Cette maltraitance se développe sur une grande échelle mais les dirigeants adoptent la politique de l'autruche face aux difficultés psychiques de leurs salariés, ou font illusion en mettant en œuvre des plans de prévention cosmétiques sans prise sur le réel.

C'est un phénomène qui prend de l'ampleur pour des raisons structurelles (Dominique Méda a présenté de façon synthétique les problématiques actuelles du travail ici). Les nouvelles formes d'organisation, le management par objectifs ou l'organisation par projet, les injonctions paradoxales (réduction des effectifs et exigences de plus en plus élevées), l'accent mis sur la rentabilité immédiate, la quantophrénie galopante sous la forme de reporting inutile et trompeur, la pensée PowerPoint, la gestion bureaucratique des "planneurs" en sont des causes bien connues. Plusieurs spécialistes de la souffrance au travail en font des analyses très proches, qu'il s'agisse de Christophe Dejours, Yves Clot ou Vincent de Gaulejac (qui a cette formule : "On sait qu'on va dans le mur et on pédale de plus en plus vite."). Vous pourrez les entendre ici, ici et .

Le burn-out ou épuisement professionnel est un trouble particulier, bien exploré depuis plusieurs décennies et lié en partie aux formes d'organisation et aux conditions de travail. Vous en trouverez une bonne présentation par Marie Pezé ici. L'Académie de médecine vient de publier un rapport sur ce thème (voir ici), dont il faut souligner la prudence (voir ici mon commentaire). Un reportage sur ce même sujet a été diffusé sur France 2 le 16 février dernier.
Le harcèlement moral est la forme la plus grave de maltraitance. Cette notion, sa description et ses déterminants ont fait l'objet d'un livre marquant de Marie-France Hirigoyen en 1998, le Harcèlement moral : la violence perverse au quotidien. A la suite de sa parution, le harcèlement moral a été reconnu comme un délit, mais il reste trop rarement puni et beaucoup reste à faire pour sa reconnaissance, même dans des cas d'une grande évidence. Les entreprises ou institutions dans lesquelles de tels agissements se développent se réfugient souvent dans le déni, l'expression même de harcèlement moral ayant du mal à apparaître dans leur communication édulcorée qui préfère parler de conflits ou alléguer la prétendue faiblesse morale des victimes. Marie-France Hirigoyen, Christiane Kreitlow et Christelle Mazza ont publié une tribune sur ce thème dans le Monde daté du 15 février dernier intitulée "Mieux protéger les professionnels de santé contre « la destructivité du harcèlement moral" (extrait : "Dans cette forme de violence grave, les troubles ne résultent pas uniquement de l’agression elle-même, mais surtout de la situation d’impuissance dans laquelle les personnes ciblées sont placées et qui est aggravée par le silence de la hiérarchie. La négligence à ne pas traiter le harcèlement moral conduit les victimes à un sentiment de profonde injustice. L’ostracisme – ou mise en quarantaine – vient menacer les besoins sociaux fondamentaux de tout individu, le maintien de l’estime de soi, le sentiment de contrôle et le besoin de reconnaissance. (...) Reconnaître la réalité des dérives du management moderne ne doit pas dédouaner l’individu de toute responsabilité. Il ne s’agit pas de nier la complexité des organisations et la violence du management moderne, mais il importe de repérer la dimension individuelle de cette souffrance.")

Un passage de la Religieuse de Diderot nous donne à voir de l'intérieur l'horreur du harcèlement moral. Tout y est décrit dans une langue admirable, en particulier la perversité et les transgressions du harceleur, les manœuvres d'isolement à l'égard du harcelé, les brimades, les calomnies, les humiliations, la malveillance (dont le vol des clés), l'avilissement, l'abattement et le découragement après une phase de résistance active, la tentation du suicide et l'espoir des harceleurs que ce dernier se produise.

Voici ces pages d'une grande actualité si on sait les transposer à d'autres univers que celui du couvent :
"Les supérieures à Longchamp, ainsi que dans la plupart des maisons religieuses, changent de trois ans en trois ans. (...)

Ce fut la sœur Sainte-Christine qui succéda à la mère de Moni. Ah ! monsieur ! quelle différence entre l’une et l’autre ! Je vous ai dit quelle femme c’était que la première. Celle-ci avait le caractère petit, une tête étroite et brouillée de superstitions ; elle donnait dans les opinions nouvelles ; elle conférait avec des sulpiciens, des jésuites. Elle prit en aversion toutes les favorites de celle qui l’avait précédée : en un moment la maison fut pleine de troubles, de haines, de médisances, d’accusations, de calomnies et de persécutions : il fallut s’expliquer sur des questions de théologie où nous n’entendions rien, souscrire à des formules, se plier à des pratiques singulières. (...)

Les favorites du règne antérieur ne sont jamais les favorites du règne qui suit. Je fus indifférente, pour ne rien dire de pis, à la supérieure actuelle, par la raison que sa précédente m’avait chérie ; mais je ne tardai pas à empirer mon sort par des actions que vous appellerez ou imprudence, ou fermeté, selon le coup d’œil sous lequel vous les considérerez. 

La première, ce fut de m’abandonner à toute la douleur que je ressentais de la perte de notre première supérieure ; d’en faire l’éloge en toute circonstance ; d’occasionner entre elle et celle qui nous gouvernait des comparaisons qui n’étaient pas favorables à celle-ci ; de peindre l’état de la maison sous les années passées ; de rappeler au souvenir la paix dont nous jouissions, l’indulgence qu’on avait pour nous, la nourriture tant spirituelle que temporelle qu’on nous administrait alors, et d’exalter les mœurs, les sentiments, le caractère de la sœur de Moni. La seconde, ce fut de jeter au feu le cilice, et de me défaire de ma discipline ; de prêcher mes amies là-dessus, et d’en engager quelques-unes à suivre mon exemple ; la troisième, de me pourvoir d’un Ancien et d’un Nouveau Testament ; la quatrième, de rejeter tout parti, de m’en tenir au titre de chrétienne, sans accepter le nom de janséniste ou de moliniste ; la cinquième, de me renfermer rigoureusement dans la règle de la maison, sans vouloir rien faire ni en delà ni en deçà ; conséquemment, de ne me prêter à aucune action surérogatoire, celles d’obligation ne me paraissant déjà que trop dures ; de ne monter à l’orgue que les jours de fête ; de ne chanter que quand je serais de chœur ; de ne plus souffrir qu’on abusât de ma complaisance et de mes talents, et qu’on me mît à tout et à tous les jours. Je lus les constitutions, je les relus, je les savais par cœur ; si l’on m’ordonnait quelque chose, ou qui n’y fût pas exprimé clairement, ou qui n’y fût pas, ou qui m’y parût contraire, je m’y refusais fermement ; je prenais le livre, et je disais : « Voilà les engagements que j’ai pris, et je n’en ai point pris d’autres. »

Mes discours en entraînèrent quelques-unes. L’autorité des maîtresses se trouva très bornée ; elles ne pouvaient plus disposer de nous comme de leurs esclaves. Il ne se passait presque aucun jour sans quelque scène d’éclat. Dans les cas incertains, mes compagnes me consultaient : et j’étais toujours pour la règle contre le despotisme. J’eus bientôt l’air, et peut-être un peu le jeu d’une factieuse. Les grands vicaires de M. l’archevêque étaient sans cesse appelés ; je comparaissais, je me défendais, je défendais mes compagnes ; et il n’est pas arrivé une seule fois qu’on m’ait condamnée, tant j’avais d’attention à mettre la raison de mon côté: il était impossible de m’attaquer du côté de mes devoirs, je les remplissais avec scrupule. Quant aux petites grâces qu’une supérieure est toujours libre d’accorder ou de refuser, je n’en demandais point. Je ne paraissais point au parloir ; et des visites, ne connaissant personne, je n’en recevais point. Mais j’avais brûlé mon cilice et jeté là ma discipline ; j’avais conseillé la même chose à d’autres ; je ne voulais entendre parler jansénisme, ni molinisme, ni en bien, ni en mal. Quand on me demandait si j’étais soumise à la Constitution, je répondais que je l’étais à l’Église ; si j’acceptais la Bulle... que j’acceptais l’Évangile. On visita ma cellule ; on y découvrit l’Ancien et le Nouveau Testament. Je m’étais échappée en discours indiscrets sur l’intimité suspecte de quelques-unes des favorites ; la supérieure avait des tête-à-tête longs et fréquents avec un jeune ecclésiastique, et j’en avais démêlé la raison et le prétexte. Je n’omis rien de ce qui pouvait me faire craindre, haïr, me perdre ; et j’en vins à bout. On ne se plaignit plus de moi aux supérieurs, mais on s’occupa à me rendre la vie dure. On défendit aux autres religieuses de m’approcher; et bientôt je me trouvai seule ; j’avais des amies en petit nombre : on se douta qu’elles chercheraient à se dédommager à la dérobée de la contrainte qu’on leur imposait, et que, ne pouvant s’entretenir de jour avec moi, elles me visiteraient la nuit ou à des heures défendues ; on nous épia : on me surprit, tantôt avec l’une, tantôt avec une autre ; l’on fit de cette imprudence tout ce qu’on voulut, et j’en fus châtiée de la manière la plus inhumaine ; on me condamna des semaines entières à passer l’office à genoux, séparée du reste, au milieu du chœur ; à vivre de pain et d’eau ; à demeurer enfermée dans ma cellule ; à satisfaire aux fonctions les plus viles de la maison. Celles qu’on appelait mes complices n’étaient guère mieux traitées. Quand on ne pouvait me trouver en faute, on m’en supposait ; on me donnait à la fois des ordres incompatibles, et l’on me punissait d’y avoir manqué ; on avançait les heures des offices, des repas ; on dérangeait à mon insu toute la conduite claustrale, et avec l’attention la plus grande, je me trouvais coupable tous les jours, et j’étais tous les jours punie. J’ai du courage ; mais il n’en est point qui tienne contre l’abandon, la solitude et la persécution. Les choses en vinrent au point qu’on se fit un jeu de me tourmenter; c’était l’amusement de cinquante personnes liguées. Il m’est impossible d’entrer dans tout le petit détail de ces méchancetés ; on m’empêchait de dormir, de veiller, de prier. Un jour on me volait quelques parties de mon vêtement ; une autre fois c’étaient mes clefs ou mon bréviaire ; ma serrure se trouvait embarrassée ; ou l’on m’empêchait de bien faire, ou l’on dérangeait les choses que j’avais bien faites ; on me supposait des discours et des actions ; on me rendait responsable de tout, et ma vie était une suite de délits réels ou simulés, et de châtiments. 

Ma santé ne tint point à des épreuves si longues et si dures ; je tombai dans l’abattement, le chagrin et la mélancolie. J’allais dans les commencements chercher de la force et de la résignation au pied des autels, et j’y en trouvais quelquefois. Je flottais entre la résignation et le désespoir, tantôt me soumettant à toute la rigueur de mon sort, tantôt pensant à m’en affranchir par des moyens violents. Il y avait au fond du jardin un puits profond ; combien de fois j’y suis allée ! combien j’y ai regardé de fois ! Il y avait à côté un banc de pierre ; combien de fois je m’y suis assise, la tête appuyée sur le bord de ce puits ! Combien de fois, dans le tumulte de mes idées, me suis-je levée brusquement et résolue à finir mes peines ! Qu’est-ce qui m’a retenue ? Pourquoi préférais-je alors de pleurer, de crier à haute voix, de fouler mon voile aux pieds, de m’arracher les cheveux, et de me déchirer le visage avec les ongles? Si c’était Dieu qui m’empêchait de me perdre, pourquoi ne pas arrêter aussi tous ces autres mouvements ?
Je vais vous dire une chose qui vous paraîtra fort étrange peut-être, et qui n’en est pas moins vraie, c’est que je ne doute point que mes visites fréquentes vers ce puits n’aient été remarquées, et que mes cruelles ennemies ne se soient flattées qu’un jour j’accomplirais un dessein qui bouillait au fond de mon cœur. Quand j’allais de ce côté, on affectait de s’en éloigner et de regarder ailleurs. Plusieurs fois j’ai trouvé la porte du jardin ouverte à des heures où elle devait être fermée, singulièrement les jours où l’on avait multiplié sur moi les chagrins ; l’on avait poussé à bout la violence de mon caractère, et l’on me croyait l’esprit aliéné. Mais aussitôt que je crus avoir deviné que ce moyen de sortir de la vie était pour ainsi dire offert à mon désespoir, qu’on me conduisait à ce puits par la main, et que je le trouverais toujours prêt à me recevoir, je ne m’en souciai plus ; mon esprit se tourna vers d’autres côtés ; je me tenais dans les corridors et mesurais la hauteur des fenêtres; le soir, en me déshabillant, j’essayais, sans y penser, la force de mes jarretières; un autre jour, je refusais le manger ; je descendais au réfectoire, et je restais le dos appuyé contre la muraille, les mains pendantes à mes côtés, les yeux fermés, et je ne touchais pas aux mets qu’on avait servis devant moi ; je m’oubliais si parfaitement dans cet état, que toutes les religieuses étaient sorties, et que je restais. On affectait alors de se retirer sans bruit, et l’on me laissait là ; puis on me punissait d’avoir manqué aux exercices. Que vous dirai-je ? on me dégoûta de presque tous les moyens de m’ôter la vie, parce qu’il me sembla que, loin de s’y opposer, on me les présentait. Nous ne voulons pas, apparemment, qu’on nous pousse hors de ce monde, et peut-être n’y serais-je plus, si elles avaient fait semblant de m’y retenir. Quand on s’ôte la vie, peut-être cherche-t-on à désespérer les autres, et la garde-t-on quand on croit les satisfaire ; ce sont des mouvements qui se passent bien subtilement en nous. En vérité, s’il est possible que je me rappelle mon état, quand j’étais à côté du puits, il me semble que je criais au-dedans de moi à ces malheureuses qui s’éloignaient pour favoriser un forfait : « Faites un pas de mon côté, montrez-moi le moindre désir de me sauver, accourez pour me retenir, et soyez sûres que vous arriverez trop tard. » En vérité, je ne vivais que parce qu’elles souhaitaient ma mort. L’acharnement à tourmenter et à perdre se lasse dans le monde ; il ne se lasse point dans les cloîtres."

Amitiés et bon courage.

vendredi 14 novembre 2014

Souffrance au travail


ACADEMIE  DE MEDECINE

 

Information

 

 

POUR UNE IMPLICATION DE LA PSYCHIATRIE

 

DANS LE DÉBAT SUR LA SOUFFRANCE PSYCHOLOGIQUE AU TRAVAIL

 

 

 

Docteur Patrick Légeron

Psychiatre

Attaché de consultation – Sainte-Anne, Paris

Fondateur du Cabinet Stimulus

Co-auteur du rapport sur les risques psychosociaux pour le Ministre du Travail


 

 

 

 

LE CONTEXTE DES TROUBLES MENTAUX AU TRAVAIL

L’émergence de la pénibilité psychologique au travail

Depuis une vingtaine d’années, la question de la santé mentale est posée avec force dans le monde du travail. Durant des siècles, pour ne pas dire des millénaires, le travail « contraignait » le corps et la pénibilité qui l’accompagnait était presque exclusivement physique. A partir des années 1970 de profonds bouleversements surviennent dans la société et le monde du travail en a été particulièrement affecté. Les spécialistes attribuent cela à l’entrée dans un monde « post-industriel » qu’ils faisaient d’ailleurs coïncider avec le premier choc pétrolier. Le monde du travail s’est alors mis à ressembler de moins en moins à celui décrit par Emile Zola dans Germinal. Peu à peu, les machines ont remplacé les hommes dans les activités les plus ingrates, les nouvelles technologies et les ordinateurs ont simplifiés de nombreuses tâches, les environnements de travail sont devenus plus avenants et le nombre d’heures de travail a régulièrement diminué. Mais l’illusion que la pénibilité du travail allait progressivement se réduire a été éphémère. D’autres formes de contraintes apparaissaient et avec elles, la notion de pénibilité psychologique (Légeron, 2001, 2003).

Dans les années 1980 et surtout 1990 plusieurs grands organismes internationaux attirent ainsi l’attention sur l’inquiétant développement du phénomène de stress dans les environnements professionnels et ses graves conséquences possibles sur la santé des travailleurs. Ainsi, au début des années 90 le Bureau International du Travail indiquait que le stress était devenu l'un des plus graves problèmes de notre temps pour les individus, en mettant en péril leur santé physique mais surtout mentale (BIT, 1993). Pour cet organisme international, l'incidence du stress au début des années 90 avait au moins doublé en dix ans et était devenu un problème concernant tout le monde dans les sociétés industrielles modernes. De plus, par ses effets sur la santé et la productivité, le stress avait aussi beaucoup d'impact sur l'économie des pays.

L’émergence progressive dans le monde du travail de nouveaux concepts comme le stress, mais aussi le harcèlement moral ou le burn out, a ainsi mis l’accent sur des risques assez nouveaux pour la santé et sur des souffrances de plus en plus psychologiques, voire des pathologies mentales (Dejours, 1998). Ces risques ont rapidement été nommés risques psychosociaux (RPS), car à l’interface de l’individu (le psycho) et de l’environnement de travail (le social) (Sahler et al., 2007). Or, si le lien entre travail et santé est assez bien établi depuis fort longtemps car reposant sur de nombreuses études rigoureuses, il s’agit essentiellement du domaine de la santé physique et de l’impact des conditions ou des environnements de travail sur le développement de maladies somatiques (Bensadon et al, 2013). Les pathologies liées à l’exposition à l’amiante en sont un bon exemple.

La prise en compte actuelle des risques psychosociaux

En France l’intérêt porté aux risques psychosociaux est apparu tardivement. Ce n’est qu’à la suite de la médiatisation des suicides survenant dans le monde du travail que les pouvoirs publics se sont impliqués. Ainsi le premier rapport gouvernemental sur ce sujet n’a été publié qu’en 2008 à la demande du Ministre du travail (Nasse et Légeron, 2008). C’est également la même année qu’un Accord national interprofessionnel a été signé au niveau national sur la prévention du stress au travail par les partenaires sociaux (organisations syndicales et représentants du patronat), alors que de tels accord avaient été signés au Danemark dès la fin des années 70. Dans une étude publiée il y a peu d’années par l’Agence européenne de sécurité et santé au travail, la France s’avérait être assez en retard par rapport à ses voisins dans la lutte menée par les entreprises contre le stress au travail et la prévention des RPS (EU-OSHA, 2009).

C’est non seulement tardivement mais aussi de façon dramatique que notre pays a porté son attention à l’impact du travail sur la santé mentale des salariés. La prise de conscience dans l’opinion publique (mais aussi des pouvoirs publics et des entreprises) s’est faite en effet largement d’une part après les cas de harcèlement moral décrits par la psychiatre Marie-France Hirigoyen (1998) et d’autre part par la succession de suicides apparus chez France Télécom et ayant conduit respectivement au vote du parlement français d’une loi réprimant le harcèlement moral au travail en 2002 et à la mise en place d’un plan d’urgence de prévention des RPS par le Ministre du travail en 2009. Les pays régulièrement cités en exemple comme ayant mieux réussi que nous à promouvoir la santé mentale au travail (essentiellement les pays d’Europe du Nord et le Canada), ont davantage mis en avant le concept de bien-être des individus au travail plutôt que celui de la souffrance avec d’ailleurs, dans la plupart des cas, une forte préoccupation de performance économique des entreprises qui les emploient (EU-OSHA, 2013).  

A ces deux spécificités françaises de l’abord des risques psychosociaux au travail (tardivement et négativement) s’en ajoute une troisième qui nous semble tout aussi regrettable : la faible place accordée à la connaissance médicale et psychiatrique non seulement dans l’analyse et la compréhension de ces phénomènes mais aussi dans la détermination des actions à mettre en place. Nous observons ainsi qu’en France le rôle attribué au Ministère de la Santé est quasiment inexistant dans ce domaine alors que nous sommes à l’évidence face à une question de santé publique. C’est le Ministère du Travail qui en est en charge et plus précisément sa Direction générale du travail (DGT). Ceci n’est pas le cas dans d’autres pays comme la Suède ou le Luxembourg. On note aussi que des grands organismes de référence scientifique et médicale comme l’Inserm sont rarement consultés pour apporter leur expertise à la connaissance de ces problématiques. Enfin, dans les entreprises, les services de santé au travail et les médecins du travail ne sont qu’exceptionnellement sollicités pour la mise en place de véritables stratégies de promotion de la santé mentale au travail qui restent dans le domaine des ressources humaines et plus précisément des relations sociales. Au total, cette préoccupation avant tout sociétale et politique vis-à-vis des risques dits « psychosociaux » et de leur responsabilité à engendrer des pathologies mentales a pu paraître louable. Elle a conduit à une nécessaire prise de conscience des opinions. Elle n’est cependant pas sans poser un certain nombre de questions auxquelles la discipline médicale, qui a été trop négligée mais aussi trop silencieuse sur ce sujet, doit aujourd’hui répondre.

 

La « souffrance au travail », un concept flou

Le concept de « souffrance au travail » s’est très vite imposé dans notre pays pour recouvrir l’ensemble des impacts négatifs sur le psychisme humain que peuvent avoir les environnements de travail. Concept très flou qui englobe à la fois des réalités morbides et des manifestations non pathologiques. On sait bien sûr que, plus que dans tout autre domaine de la médecine, la frontière entre le « normal » et le « pathologique » est tenue en psychiatrie. Il est pourtant nécessaire malgré tout de mieux la cerner.

L’Organisation mondiale de la santé, dans l’abord de la santé mentale, distingue clairement trois niveaux bien différents : le bien-être psychologique, la détresse psychologique et les troubles mentaux. La psychiatrie s’est attachée depuis fort longtemps (en tout cas depuis qu’elle a revendiqué le statut de discipline scientifique) a bien distinguer les deux derniers niveaux. La détresse psychologique est inhérente à la condition humaine et se manifeste en particulier lors d’événements de vie ou de situations particulièrement éprouvantes que rencontre l’individu (perte d’un être cher, chômage, etc.). La prise en compte de cette détresse est une nécessité de même que l’aide qui doit y être apportée pour l’alléger.

Mais il n’y a pas lieu d’en faire un trouble mental. Malheureusement on observe dans notre société une tendance à « psychiatriser » de plus en plus cette détresse psychologique, comme en témoigne, par exemple, les prescriptions inappropriées de psychotropes. La revendication de nos contemporains à ne pas souffrir (et même à être heureux !) est l’une des caractéristiques majeurs de nos sociétés avancées. Elle est légitime et signe le progrès de l’humanité. Elle s’est observée tout d‘abord dans le domaine de la souffrance physique comme en témoigne la lutte (relativement récente et retardée dans notre pays comparée aux pays anglo-saxons) contre la douleur présente maintenant dans toutes les disciplines médicales.

Le refus de la détresse psychologique au travail (la « souffrance ») s’inscrit dans cette même démarche. Elle est salutaire. Mais trop souvent cette détresse psychologique est assimilée aux yeux de non experts à une pathologie induite par le travail. Il n’est ainsi que de constater la position prise par certains de faire reconnaître en maladies professionnelles les diverses manifestations de la souffrance au travail dont la description et  les contours demeurent actuellement extrêmement flous.

Cette approche très extensive de la pathologie mentale va à l’opposé de la cause qu’elle prétend servir (protéger les salariés des effets néfastes sur le psychisme des environnements de travail). Il est donc nécessaire d’y apporter une clarification  et c’est avant tout à la science médicale de le faire.

 

LES QUESTIONS POSÉES A LA SCIENCE MÉDICALE

La médecine et plus spécifiquement la psychiatrie sont interpelées et se doivent d’apporter des réponses solides et expertes à un certain nombre de questions et ce, dans plusieurs domaines.

Des entités cliniques mal définies

La nosographie et la définition des pathologies mentales pouvant être générées par le travail restent extrêmement approximatives et parfois même en contradiction avec les connaissances médicales. Prenons deux exemples : le stress et le burn out. Le stress est défini scientifiquement comme la réaction d’adaptation de l’organisme à une situation adverse (Lôo et al., 2003). Il peut bien sûr, lorsqu’il s’avère chronique et/ou intense, conduire à des dérèglements de l’organisme et diverses pathologies. Mais en faire d’emblée, comme affirmé parfois, une pathologie est un contresens scientifique. Quant au terme de burn out, il n’appartient pas à la nosographie psychiatrique telle qu’elle apparait dans les classifications des troubles mentaux internationales (Organisation mondiale de la santé, 2008), nord-américaines (American Psychiatric Association, 2013) ou françaises (Sadoun et Quemada, 1969). Ses critères diagnostics sont encore très discutés. La question se pose donc de savoir s’il s’agit d’une forme particulière de dépression (celle d’épuisement par exemple).  Le débat actuel de reconnaissance du burn out comme maladie professionnelle apparait surréaliste alors qu’il n’y a pas encore de reconnaissance de cette entité en tant que maladie. Les très vagues définitions données ici et là du burn out laissent à penser qu’il s’agit, au vu des symptômes mis en avant, d’une forme particulière de dépression. Mais alors que la dépression est une entité clinique bien définie dont les composantes symptomatiques sont bien établies (Olié, 2009), le burn out reste encore très flou quant à ses manifestations.

D’autre part, la clarification entre des états de détresse psychologique réelle (mais non pathologiques) et de véritables troubles mentaux (comme la dépression ou des pathologies anxieuses avérées) n’est pas suffisamment faite. D’où trop souvent une « psychiatrisation » excessive des phénomènes d’épuisement psychologique. Depuis plus de trente ans, et en particulier la publication aux Etats-Unis du DSM III (American Psychiatric Association, 1980), des critères diagnostiques garantissent une approche fiable d’identification, de définition et de délimitation des troubles mentaux. Le diagnostic de ceux-ci repose ainsi sur la présence de critères d’inclusion et l‘absence de critères d’exclusion. Cette rigueur « critériologique » apparaît complètement  absente dans le repérage de la souffrance, de la détresse ou de la pathologie mentale induite par le travail. Les notions même de symptômes constitutifs d’une entité clinique précise, d’intensité ou de fréquence de leurs manifestations et de durée de ces manifestations ne sont pas abordées alors qu’elles constituent la base même de l’approche diagnostique en psychiatrie aujourd’hui.

Une approche épidémiologique souvent fantaisiste

Les quelques données épidémiologiques des manifestations psychologiques et des pathologies psychiatriques liées au milieu du travail apparaissent aussi fortement contestables. Régulièrement sont publiés (et relayées avec force par les médias) des chiffres et statistiques étonnants sur l’importance de la souffrance des salariés.

Nous n’évoquerons même pas les innombrables enquêtes sur le stress des salariés dont les résultats sont extraordinairement divers, allant de 10 à 60 % des populations suivant les études. Des enquêtes récentes annoncent des taux très élevés de « pré-burn out » (un nouveau concept ?) pouvant atteindre 30% des individus au travail. Ces chiffres apparaissent pour le moins fantaisistes et on ne sait pas très bien sur quelle base critériologique ils ont été recueillis. Les questionnaires utilisés n’ont la plupart du temps aucune validité psychométrique et leur fiabilité est rarement interrogée. Pourtant, les connaissances épidémiologiques sérieuses nous donnent des repères fiables largement ignorés. Ainsi en France en population générale, la prévalence de la dépression est bien établie à environ 3 000 000 de cas, tout comme le nombre de suicides aux alentours de 11 000 par an. En revanche, la « vague » de suicide au travail, qui a été largement commentée, n’a jamais été analysée au regard de nos connaissances chiffrées sur l’épidémiologie du suicide en population générale qui touche chaque année 16 français adultes sur 100 000. Etonnamment, on pourrait même constater parfois que les « vagues » de suicide survenues dans certaines entreprises sont de même ampleur que dans une population générale comparable en terme d’âge et de sexe. 

L’absence de l’expertise médicale

La place de la médecine et de la psychiatrie a été le plus souvent réduite à peu de choses. Une approche des problèmes de santé mentale au travail doit s’appuyer fortement (sinon exclusivement) sur les connaissances issues de la psychiatrie. Nous l’avons souligné précédemment dans les domaines de la nosographie, de la critériologie, du diagnostic, de l’épidémiologie.

Mais cette discipline est plutôt absente dans les grands débats sociétaux autour de la souffrance mentale au travail. L’une des explications est le rôle donné exclusivement au Ministère du travail dans ce domaine (et plus précisément à la Direction générale du travail) et la non implication du Ministère de la Santé (à la différence d’autres pays où ce ministère joue un rôle majeur). Nos grands organismes comme l’Inserm ne sont pas sollicités pour apporter leurs connaissances. Les partenaires sociaux (représentants du patronat et des salariés) se sont emparés à juste titre de ces questions mais ils ne disposent pas de connaissances médicales pour guider leur démarche de prévention et de santé mentale au travail.

 

LA PLACE DE LA MÉDECINE DANS LA SANTÉ AU TRAVAIL

Il ne s’agit pas de méconnaître l’intérêt de la multiplicité des expertises pour aborder la question de la santé mentale au travail et la prévention du stress, des suicides et des risques psychosociaux, et pour  lutter contre le burn out. Le rôle du dialogue social et de l’expression des salariés, tout comme la place de disciplines variées  (l’organisation du travail, le management) sont incontournables. Il n’en est pas moins vrai que la médecine doit clairement affirmer et faire connaître sa position dans un domaine qui est aussi le sien, celui des pathologies mentales, même si celles-ci se développent au sein du milieu du travail.

Or il faut noter que cette « voix » de la médecine a été très peu entendue alors que de vraies problématiques de santé publique ont émergé au travail sous la forme de la souffrance psychologique et de troubles mentaux. Il apparaît souhaitable que la médecine, et principalement sa spécialité psychiatrique, « s’empare » elle aussi de ce sujet en l’analysant mieux et en y apportant ses connaissances et son éclairage incontournable et complémentaire aux autres disciplines. Cette voix doit s’exprimer clairement  pour servir de repère à tous ceux, nombreux, qui souhaitent que les démarches de prévention et de lutte contre les risques psychosociaux,  reposent sur des bases valides et ne soient pas entachées de considérations partisanes. Les confrontations parfois brutales, tout comme les points de vue très divergents entre les partenaires sociaux sur les thématiques de la souffrance au travail, se nourrissent trop d’a priori bien éloignées des connaissances valides fournies par la science médicale.

Si le rôle de la négociation sociale et l’implication des partenaires sociaux et des pouvoirs publics sont incontournables dans plusieurs domaines comme la reconnaissance en maladie professionnelle de certaines pathologies liées au travail, la définition même de ces maladies, la clarification des entités cliniques et leurs limites avec le non pathologique appartient avant tout à la médecine et à la psychiatrie. Dans ce domaine aussi la clarté des rôles de chacun mériterait d’être mieux affirmée.

 

 

 

 

RÉFÉRENCES

American Psychiatric Association. “Diagnostic and statistical manual of mental disorders (3rd Ed.) DSM III”. APA, Washington, 1980.

American Psychiatric Association. “Diagnostic and statistical manual of mental disorders (5th Ed.) DSM V”. APA, Washington, 2013.

Bensadon A.-C ., Barbezieux Ph. et Champs F.-O. « Interactions entre santé et travail ». Rapport pour l’Inspection des Affaires Sociales. La Documentation Française, Paris, 2013.

Bureau International du Travail. « Le travail dans le monde - Chapitre 5 : Le stress dans le monde du travail », BIT, Genève, 1993.

Dejours Ch. « Souffrance en France - La banalisation de l'injustice sociale ». Editions du Seuil, Paris, 1998.

EU-OSHA. « European survey on new and emerging Risks: Overview and main results ». Etude ESENER. Agence Européenne de sécurité et Santé au Travail. Bilbao, 2009.

EU-OSHA. « Well-being at work : Creating a positive work environment ». Agence Européenne de sécurité et Santé au Travail. Bilbao, 2013.

Hirogoyen M.-F. « Le harcèlement moral ». Editions Syros, Paris, 1998.

Légeron P. « Le stress au travail », Editions Odile Jacob, Paris, 2001 et 2003.

Lôo P., Lôo H., Galinowski A. “Le stress permanent “. Masson, Paris, 2003.

Nasse Ph., Légeron P. « Rapport sur la détermination, la mesure et le suivi des risques psychosociaux au travail ». La Documentation Française, Paris, 2008.

Olié J.-P. « Guérir la souffrance psychique ». Editions Odile Jacob, Paris, 2009.

Organisation mondiale de la santé « Classification statistique internationale des maladies et des problèmes de santé connexes, CIM-10 ». OMS, Genève, 2008.

Sadoun R., Quemada N. « Classification française des troubles mentaux ». Bull 24 N°2, INSERM, Paris, 1969.

Sahler B., Berthet B., Douillet Ph., Mary-Cheray I. « Prévenir le stress et les risques psychosociaux au travail ». Anact, Lyon, 2007.