Nora ANSELL-SALLES

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jeudi 25 février 2016

dnf - harcèlement

Libres propos signés Dr Bernard GRANGER


Chers collègues,
La souffrance au travail fait l'objet de nombreuses recherches et d'une attention croissante à cause des drames qu'elle provoque et de la dégradation du travail qu'elle entraîne à la fois pour ceux qui l'effectuent et pour ceux qui devraient en être les bénéficiaires, à l'hôpital les soignants et les malades. Cette maltraitance se développe sur une grande échelle mais les dirigeants adoptent la politique de l'autruche face aux difficultés psychiques de leurs salariés, ou font illusion en mettant en œuvre des plans de prévention cosmétiques sans prise sur le réel.

C'est un phénomène qui prend de l'ampleur pour des raisons structurelles (Dominique Méda a présenté de façon synthétique les problématiques actuelles du travail ici). Les nouvelles formes d'organisation, le management par objectifs ou l'organisation par projet, les injonctions paradoxales (réduction des effectifs et exigences de plus en plus élevées), l'accent mis sur la rentabilité immédiate, la quantophrénie galopante sous la forme de reporting inutile et trompeur, la pensée PowerPoint, la gestion bureaucratique des "planneurs" en sont des causes bien connues. Plusieurs spécialistes de la souffrance au travail en font des analyses très proches, qu'il s'agisse de Christophe Dejours, Yves Clot ou Vincent de Gaulejac (qui a cette formule : "On sait qu'on va dans le mur et on pédale de plus en plus vite."). Vous pourrez les entendre ici, ici et .

Le burn-out ou épuisement professionnel est un trouble particulier, bien exploré depuis plusieurs décennies et lié en partie aux formes d'organisation et aux conditions de travail. Vous en trouverez une bonne présentation par Marie Pezé ici. L'Académie de médecine vient de publier un rapport sur ce thème (voir ici), dont il faut souligner la prudence (voir ici mon commentaire). Un reportage sur ce même sujet a été diffusé sur France 2 le 16 février dernier.
Le harcèlement moral est la forme la plus grave de maltraitance. Cette notion, sa description et ses déterminants ont fait l'objet d'un livre marquant de Marie-France Hirigoyen en 1998, le Harcèlement moral : la violence perverse au quotidien. A la suite de sa parution, le harcèlement moral a été reconnu comme un délit, mais il reste trop rarement puni et beaucoup reste à faire pour sa reconnaissance, même dans des cas d'une grande évidence. Les entreprises ou institutions dans lesquelles de tels agissements se développent se réfugient souvent dans le déni, l'expression même de harcèlement moral ayant du mal à apparaître dans leur communication édulcorée qui préfère parler de conflits ou alléguer la prétendue faiblesse morale des victimes. Marie-France Hirigoyen, Christiane Kreitlow et Christelle Mazza ont publié une tribune sur ce thème dans le Monde daté du 15 février dernier intitulée "Mieux protéger les professionnels de santé contre « la destructivité du harcèlement moral" (extrait : "Dans cette forme de violence grave, les troubles ne résultent pas uniquement de l’agression elle-même, mais surtout de la situation d’impuissance dans laquelle les personnes ciblées sont placées et qui est aggravée par le silence de la hiérarchie. La négligence à ne pas traiter le harcèlement moral conduit les victimes à un sentiment de profonde injustice. L’ostracisme – ou mise en quarantaine – vient menacer les besoins sociaux fondamentaux de tout individu, le maintien de l’estime de soi, le sentiment de contrôle et le besoin de reconnaissance. (...) Reconnaître la réalité des dérives du management moderne ne doit pas dédouaner l’individu de toute responsabilité. Il ne s’agit pas de nier la complexité des organisations et la violence du management moderne, mais il importe de repérer la dimension individuelle de cette souffrance.")

Un passage de la Religieuse de Diderot nous donne à voir de l'intérieur l'horreur du harcèlement moral. Tout y est décrit dans une langue admirable, en particulier la perversité et les transgressions du harceleur, les manœuvres d'isolement à l'égard du harcelé, les brimades, les calomnies, les humiliations, la malveillance (dont le vol des clés), l'avilissement, l'abattement et le découragement après une phase de résistance active, la tentation du suicide et l'espoir des harceleurs que ce dernier se produise.

Voici ces pages d'une grande actualité si on sait les transposer à d'autres univers que celui du couvent :
"Les supérieures à Longchamp, ainsi que dans la plupart des maisons religieuses, changent de trois ans en trois ans. (...)

Ce fut la sœur Sainte-Christine qui succéda à la mère de Moni. Ah ! monsieur ! quelle différence entre l’une et l’autre ! Je vous ai dit quelle femme c’était que la première. Celle-ci avait le caractère petit, une tête étroite et brouillée de superstitions ; elle donnait dans les opinions nouvelles ; elle conférait avec des sulpiciens, des jésuites. Elle prit en aversion toutes les favorites de celle qui l’avait précédée : en un moment la maison fut pleine de troubles, de haines, de médisances, d’accusations, de calomnies et de persécutions : il fallut s’expliquer sur des questions de théologie où nous n’entendions rien, souscrire à des formules, se plier à des pratiques singulières. (...)

Les favorites du règne antérieur ne sont jamais les favorites du règne qui suit. Je fus indifférente, pour ne rien dire de pis, à la supérieure actuelle, par la raison que sa précédente m’avait chérie ; mais je ne tardai pas à empirer mon sort par des actions que vous appellerez ou imprudence, ou fermeté, selon le coup d’œil sous lequel vous les considérerez. 

La première, ce fut de m’abandonner à toute la douleur que je ressentais de la perte de notre première supérieure ; d’en faire l’éloge en toute circonstance ; d’occasionner entre elle et celle qui nous gouvernait des comparaisons qui n’étaient pas favorables à celle-ci ; de peindre l’état de la maison sous les années passées ; de rappeler au souvenir la paix dont nous jouissions, l’indulgence qu’on avait pour nous, la nourriture tant spirituelle que temporelle qu’on nous administrait alors, et d’exalter les mœurs, les sentiments, le caractère de la sœur de Moni. La seconde, ce fut de jeter au feu le cilice, et de me défaire de ma discipline ; de prêcher mes amies là-dessus, et d’en engager quelques-unes à suivre mon exemple ; la troisième, de me pourvoir d’un Ancien et d’un Nouveau Testament ; la quatrième, de rejeter tout parti, de m’en tenir au titre de chrétienne, sans accepter le nom de janséniste ou de moliniste ; la cinquième, de me renfermer rigoureusement dans la règle de la maison, sans vouloir rien faire ni en delà ni en deçà ; conséquemment, de ne me prêter à aucune action surérogatoire, celles d’obligation ne me paraissant déjà que trop dures ; de ne monter à l’orgue que les jours de fête ; de ne chanter que quand je serais de chœur ; de ne plus souffrir qu’on abusât de ma complaisance et de mes talents, et qu’on me mît à tout et à tous les jours. Je lus les constitutions, je les relus, je les savais par cœur ; si l’on m’ordonnait quelque chose, ou qui n’y fût pas exprimé clairement, ou qui n’y fût pas, ou qui m’y parût contraire, je m’y refusais fermement ; je prenais le livre, et je disais : « Voilà les engagements que j’ai pris, et je n’en ai point pris d’autres. »

Mes discours en entraînèrent quelques-unes. L’autorité des maîtresses se trouva très bornée ; elles ne pouvaient plus disposer de nous comme de leurs esclaves. Il ne se passait presque aucun jour sans quelque scène d’éclat. Dans les cas incertains, mes compagnes me consultaient : et j’étais toujours pour la règle contre le despotisme. J’eus bientôt l’air, et peut-être un peu le jeu d’une factieuse. Les grands vicaires de M. l’archevêque étaient sans cesse appelés ; je comparaissais, je me défendais, je défendais mes compagnes ; et il n’est pas arrivé une seule fois qu’on m’ait condamnée, tant j’avais d’attention à mettre la raison de mon côté: il était impossible de m’attaquer du côté de mes devoirs, je les remplissais avec scrupule. Quant aux petites grâces qu’une supérieure est toujours libre d’accorder ou de refuser, je n’en demandais point. Je ne paraissais point au parloir ; et des visites, ne connaissant personne, je n’en recevais point. Mais j’avais brûlé mon cilice et jeté là ma discipline ; j’avais conseillé la même chose à d’autres ; je ne voulais entendre parler jansénisme, ni molinisme, ni en bien, ni en mal. Quand on me demandait si j’étais soumise à la Constitution, je répondais que je l’étais à l’Église ; si j’acceptais la Bulle... que j’acceptais l’Évangile. On visita ma cellule ; on y découvrit l’Ancien et le Nouveau Testament. Je m’étais échappée en discours indiscrets sur l’intimité suspecte de quelques-unes des favorites ; la supérieure avait des tête-à-tête longs et fréquents avec un jeune ecclésiastique, et j’en avais démêlé la raison et le prétexte. Je n’omis rien de ce qui pouvait me faire craindre, haïr, me perdre ; et j’en vins à bout. On ne se plaignit plus de moi aux supérieurs, mais on s’occupa à me rendre la vie dure. On défendit aux autres religieuses de m’approcher; et bientôt je me trouvai seule ; j’avais des amies en petit nombre : on se douta qu’elles chercheraient à se dédommager à la dérobée de la contrainte qu’on leur imposait, et que, ne pouvant s’entretenir de jour avec moi, elles me visiteraient la nuit ou à des heures défendues ; on nous épia : on me surprit, tantôt avec l’une, tantôt avec une autre ; l’on fit de cette imprudence tout ce qu’on voulut, et j’en fus châtiée de la manière la plus inhumaine ; on me condamna des semaines entières à passer l’office à genoux, séparée du reste, au milieu du chœur ; à vivre de pain et d’eau ; à demeurer enfermée dans ma cellule ; à satisfaire aux fonctions les plus viles de la maison. Celles qu’on appelait mes complices n’étaient guère mieux traitées. Quand on ne pouvait me trouver en faute, on m’en supposait ; on me donnait à la fois des ordres incompatibles, et l’on me punissait d’y avoir manqué ; on avançait les heures des offices, des repas ; on dérangeait à mon insu toute la conduite claustrale, et avec l’attention la plus grande, je me trouvais coupable tous les jours, et j’étais tous les jours punie. J’ai du courage ; mais il n’en est point qui tienne contre l’abandon, la solitude et la persécution. Les choses en vinrent au point qu’on se fit un jeu de me tourmenter; c’était l’amusement de cinquante personnes liguées. Il m’est impossible d’entrer dans tout le petit détail de ces méchancetés ; on m’empêchait de dormir, de veiller, de prier. Un jour on me volait quelques parties de mon vêtement ; une autre fois c’étaient mes clefs ou mon bréviaire ; ma serrure se trouvait embarrassée ; ou l’on m’empêchait de bien faire, ou l’on dérangeait les choses que j’avais bien faites ; on me supposait des discours et des actions ; on me rendait responsable de tout, et ma vie était une suite de délits réels ou simulés, et de châtiments. 

Ma santé ne tint point à des épreuves si longues et si dures ; je tombai dans l’abattement, le chagrin et la mélancolie. J’allais dans les commencements chercher de la force et de la résignation au pied des autels, et j’y en trouvais quelquefois. Je flottais entre la résignation et le désespoir, tantôt me soumettant à toute la rigueur de mon sort, tantôt pensant à m’en affranchir par des moyens violents. Il y avait au fond du jardin un puits profond ; combien de fois j’y suis allée ! combien j’y ai regardé de fois ! Il y avait à côté un banc de pierre ; combien de fois je m’y suis assise, la tête appuyée sur le bord de ce puits ! Combien de fois, dans le tumulte de mes idées, me suis-je levée brusquement et résolue à finir mes peines ! Qu’est-ce qui m’a retenue ? Pourquoi préférais-je alors de pleurer, de crier à haute voix, de fouler mon voile aux pieds, de m’arracher les cheveux, et de me déchirer le visage avec les ongles? Si c’était Dieu qui m’empêchait de me perdre, pourquoi ne pas arrêter aussi tous ces autres mouvements ?
Je vais vous dire une chose qui vous paraîtra fort étrange peut-être, et qui n’en est pas moins vraie, c’est que je ne doute point que mes visites fréquentes vers ce puits n’aient été remarquées, et que mes cruelles ennemies ne se soient flattées qu’un jour j’accomplirais un dessein qui bouillait au fond de mon cœur. Quand j’allais de ce côté, on affectait de s’en éloigner et de regarder ailleurs. Plusieurs fois j’ai trouvé la porte du jardin ouverte à des heures où elle devait être fermée, singulièrement les jours où l’on avait multiplié sur moi les chagrins ; l’on avait poussé à bout la violence de mon caractère, et l’on me croyait l’esprit aliéné. Mais aussitôt que je crus avoir deviné que ce moyen de sortir de la vie était pour ainsi dire offert à mon désespoir, qu’on me conduisait à ce puits par la main, et que je le trouverais toujours prêt à me recevoir, je ne m’en souciai plus ; mon esprit se tourna vers d’autres côtés ; je me tenais dans les corridors et mesurais la hauteur des fenêtres; le soir, en me déshabillant, j’essayais, sans y penser, la force de mes jarretières; un autre jour, je refusais le manger ; je descendais au réfectoire, et je restais le dos appuyé contre la muraille, les mains pendantes à mes côtés, les yeux fermés, et je ne touchais pas aux mets qu’on avait servis devant moi ; je m’oubliais si parfaitement dans cet état, que toutes les religieuses étaient sorties, et que je restais. On affectait alors de se retirer sans bruit, et l’on me laissait là ; puis on me punissait d’avoir manqué aux exercices. Que vous dirai-je ? on me dégoûta de presque tous les moyens de m’ôter la vie, parce qu’il me sembla que, loin de s’y opposer, on me les présentait. Nous ne voulons pas, apparemment, qu’on nous pousse hors de ce monde, et peut-être n’y serais-je plus, si elles avaient fait semblant de m’y retenir. Quand on s’ôte la vie, peut-être cherche-t-on à désespérer les autres, et la garde-t-on quand on croit les satisfaire ; ce sont des mouvements qui se passent bien subtilement en nous. En vérité, s’il est possible que je me rappelle mon état, quand j’étais à côté du puits, il me semble que je criais au-dedans de moi à ces malheureuses qui s’éloignaient pour favoriser un forfait : « Faites un pas de mon côté, montrez-moi le moindre désir de me sauver, accourez pour me retenir, et soyez sûres que vous arriverez trop tard. » En vérité, je ne vivais que parce qu’elles souhaitaient ma mort. L’acharnement à tourmenter et à perdre se lasse dans le monde ; il ne se lasse point dans les cloîtres."

Amitiés et bon courage.