Académie nationale de médecine
Rapport, 3 mars 2015
La
cigarette électronique permet-elle de sortir la société du tabac ?
DUBOIS Gérard[1] GOULLE Jean-Pierre1,
COSTENTIN Jean1 (Rapporteurs).
Au nom de la Commission VI (Addictions)[2]
Résumé
La
cigarette électronique inquiète car elle pourrait ne pas être sans danger, être
un moyen d’initiation des jeunes à la nicotine, rendre impossible l’application
de fumer du tabac dans les lieux clos et couverts. Sa place comme moyen d’arrêt
du tabac est en cours d’évaluation. Bien qu’encore partielles, les études
indiquent que si la cigarette électronique doit être surveillée et réglementée,
elle est aussi une opportunité nouvelle car son développement est accompagné
d’une baisse notable du tabagisme en France.
Introduction
Le tabac tue un fumeur sur deux,
soit annuellement 73000 Français ou 200 par jour. C’est une menace sévère et à
court terme chez la femme enceinte. Le tabac est la première cause évitable de
décès dans le monde [1, 2]. L'industrie du tabac développe pourtant des trésors
d'ingéniosité pour maintenir, voire renforcer, l'addiction des fumeurs et
rendre dépendants enfants et adolescents [3].
Les mesures efficaces contre le
tabac font l’objet d’un tel consensus scientifique qu’elles sont réunies dans
un traité international (la Convention Cadre de Lutte Anti Tabac ou CCLAT)
ratifié par la France dès 2004 : interdiction de la publicité,
augmentation dissuasive et répétée des taxes, protection des non-fumeurs,
éducation et aide à l’arrêt de la consommation. En France, un certain nombre de
mesures ont été prises par des gouvernements successifs depuis la loi Veil de
1976. La mesure la plus dissuasive auprès des fumeurs est l'augmentation
répétée des taxes [4]. Les augmentations qui ont suivi la loi Evin de 1991 à
1997, le Plan Cancer I de Jacques Chirac et Jean-François Mattéi (2003-2004)
avec un triplement des prix ont réduit d’un facteur 2 les volumes des ventes de
tabac d’une part et les cancers du
poumon des hommes de 35-44 ans d’autre part. La promotion des thérapeutiques du
sevrage tabagique (1997-2002), l'aide à ce sevrage avec un forfait de prise en
charge par l'assurance maladie ne sont pas des mesures suffisantes pour avoir
un impact mesurable sur le niveau du tabagisme. La période de 2004 à 2011 est
en opposition aux engagements pris par la France en ratifiant la CCLAT. La
cogestion du marché par le ministère du Budget et l’industrie du tabac a
conduit à des augmentations de prix (et non de taxes) destinées à augmenter les
profits en maintenant le volume des ventes [5]. La cigarette électronique ou
e-cigarette a fait une entrée remarquée et a modifié le paysage de la
lutte contre le tabagisme depuis 2012.
La cigarette électronique (e-cigarette)
Inventée
en Chine par Hon Lik en 2006, la cigarette
électronique de deuxième ou troisième génération est disponible sur un
marché qui se développe de manière spectaculaire [6, 7, 8]. En France, en 2013,
on estime à un million le nombre d’utilisateurs appelés “vapoteurs”, soit au
moins 8% des 13,5 millions de fumeurs.
Le
principe est de provoquer par un chauffage doux (environ 60°C) un aérosol plus
ou moins concentré en nicotine. Contrairement à la cigarette traditionnelle,
pour laquelle la température du foyer peut atteindre 500 à 700 degrés, il ne
s'agit pas d'une combustion. Le principal composant de l’aérosol est le
propylène glycol ou le glycérol, auxquels peuvent s’ajouter de la nicotine, de
l'eau, de l'éthanol et des arômes. Bien que certains inhalateurs électroniques
de nicotine ressemblent par leur forme à des produits classiques du tabac
(cigarettes, cigares, cigarillos, pipes ou pipes à eau), ils peuvent aussi
prendre la forme d’objets du quotidien tels que stylos, clés USB ou dispositifs
cylindriques, voire rectangulaires. Les différences de voltage de la batterie
et des résistances des circuits entraînent une variabilité de la quantité
d’aérosol et peuvent, par conséquent, influer sur la disponibilité de la
nicotine et des autres constituants. Le comportement de l’utilisateur peut
aussi modifier la résorption de la nicotine par la durée des bouffées, la
profondeur de l’inhalation et leur fréquence. Certains utilisateurs modifient
eux-mêmes ces dispositifs pour régler la diffusion de nicotine ou d’autres
drogues (THC du cannabis). Les recharges de nicotine sont de différents
dosages. En France, quatre dosages sont proposés (3 à 6 mg/mL - 7 à 12 mg/mL -
13 à 17 mg/mL - 18 à 20 mg/mL). La Directive européenne du 3 avril 2014 sur les
produits du tabac interdit les concentrations supérieures à 20 mg/mL.
L’e-cigarette peut aider une
démarche de réduction des doses vers l’abstinence nicotinique. Si l’usage de l’e-cigarette
provoque un « throat hit » apprécié des fumeurs, il entretient aussi
leur gestuelle et permet donc l’inhalation de nicotine. Avec une cigarette
classique, la nicotine parvient au cerveau en 7 secondes et sa concentration
plasmatique dépasse 26 ng/mL en moins de 10 minutes. L’e-cigarette conduit à un
passage moins rapide de la nicotine vers le cerveau. Avec les e-cigarettes de
deuxième et troisième générations, la délivrance de la nicotine se rapproche
désormais de celle obtenue avec une cigarette traditionnelle mais les bouffées
restent plus étalées au cours de la journée.
Toxicité
comparée de la cigarette électronique et de la cigarette classique
En ce qui concerne la cigarette
électronique, nous ne disposons à l'heure actuelle que d'une étude comparative
de toxicité à long terme qui ne laisse pas apparaître, comparée aux timbres de
nicotine, d’effets secondaires sérieux. Les études de toxicité à court terme
sur des cultures de fibroblastes, montrent que les liquides des e-cigarettes
sont beaucoup moins toxiques que la fumée du tabac. De plus, l’aérosol, communément appelé
« vapeur », émis par l’e-cigarette à la température d’environ 60
degrés ne contient pas les substances toxiques liées à la combustion comme le
monoxyde de carbone ou les goudrons. Quant aux principaux composants des
e-liquides : le propylène glycol, également utilisé comme additif
alimentaire, n’a aucune toxicité à court terme à la température de 60 degrés,
la dégradation du glycérol en produits toxiques n’est significative qu’au-delà
de 250 degrés. Les concentrations de carcinogènes (formaldéhyde, acétaldéhyde,
acroléine, toluène, nitrosamines) sont de 9 à 450 fois moins élevées qu'avec la
cigarette traditionnelle. La combustion
du tabac d'une cigarette classique produit 7000 composants dont plus d'une centaine sont cancérigènes. La
toxicité du tabac est aussi celle du monoxyde de carbone qui se fixe sur
l’hémoglobine. Quant à la nicotine, qui reproduit au niveau des récepteurs
nicotiniques les effets de l‘acétylcholine, elle stimule le « système de
récompense », avec une libération de dopamine au niveau du noyau accumbens
associée à une sensation de plaisir. Quand elle cesse, le déplaisir, la
frustration, l’irritabilité conduisent à fumer de nouveau.
Pour accroître la libération de
dopamine, à partir de laquelle s’édifie l’addiction, les fabricants de
cigarettes ajoutent au tabac diverses substances : ammoniaque pour accroître la
proportion de nicotine libre, chromones dont la combustion donne naissance à
des aldéhydes volatils (formaldéhyde, acétaldéhyde, propionaldéhyde,
acroléine….) qui inhibent la monoamine oxydase, enzyme de dégradation de la
dopamine. Finalement la toxicité de
l’e-cigarette est bien moindre que celle du tabac fumé, car elle est amputée de
celle des substances cancérigènes, de celle de l’oxyde de carbone et de la
présence des aldéhydes volatils qui accroissent les effets recherchés de la
nicotine. C’est donc un outil utile
à la réduction de la mortalité, mais aussi de la morbidité tabagique.
L’intérêt de l’e-cigarette réside en outre, dans le possible recours à des
recharges de concentrations décroissantes de nicotine, pour aller
progressivement vers l’abstinence complète et définitive. Ainsi les recharges
devraient être exemptes de tout adjuvant influant la saveur, l’odeur ou le
parfum aux fins d’accroître l’appétence et de constituer un moyen
supplémentaire d’attrait et de dépendance, notamment chez les enfants et les
adolescents. Leur composition précisée et contrôlée devra répondre à la norme AFNOR en cours
d'élaboration.
Même s'il est difficile de quantifier précisément la
toxicité à long terme de la cigarette électronique, celle-ci est à l’évidence
infiniment moindre que celle de la cigarette traditionnelle.
Cigarette
électronique versus traitement par substitution nicotinique
Un
rapport [6] remis en mai 2013
au ministre français en charge de la santé faisait le point sur le sujet.
L’accord semble général pour dire que ce produit est moins dangereux que la
cigarette traditionnelle. Une méta-analyse [9] sur treize études dont deux
contrôlées et randomisées montre que la cigarette électronique avec nicotine a
deux fois plus de chance de conduire à un arrêt complet d’au moins six mois que
celle sans nicotine (risque relatif, RR=2,29 ; intervalle de confiance, IC
95% 1,05 à 4,96) ; davantage de fumeurs avaient réduit d’au moins 50% leur
consommation (RR=1,31 ; IC 95% 1,02 à 1,68). Sur ce dernier point,
l’e-cigarette fait mieux que les timbres à la nicotine (RR=1,41 ; IC 95%
1,20 à 1,67). Aucun événement
indésirable grave n’a été décrit dans ces études. Ces résultats sur de faibles
effectifs demandent à être confirmés. L’e-cigarette n’est aujourd’hui
recommandée par aucune organisation officielle (OMS, HAS, DGS...) mais « la HAS considère en revanche que, du fait de sa toxicité
beaucoup moins forte qu’une cigarette, son utilisation chez un fumeur qui a
commencé à vapoter et qui veut s’arrêter de fumer ne doit pas être
découragée » [10].
Une incitation forte devrait être
faite pour que ce dispositif soit mis au service de l’instauration de
l’abstinence. D’éventuelles recharges
contenant des concentrations de nicotine supérieures à 20 mg/mL ou revendiquant
un effet bénéfique à la santé (aucune n’est actuellement sur le marché)
devraient avoir le statut de médicament et disposer d'une AMM avec procédure
simplifiée. En effet, il s'agit d'une variante du spray de nicotine déjà
sur le marché. Le statut de médicament permettrait à l'assurance maladie de
l’inclure dans le forfait de prise en charge du sevrage tabagique. Dans le
cadre de l'éducation thérapeutique, une dispensation officinale pourrait être
organisée.
La cigarette électronique contribue à aider
les fumeurs qui l’ont adoptée à se libérer du tabac. Les recharges contenant
plus de 20 mg/ml devraient avoir le statut de médicament.
e-cigarette et contrôle du tabac
La
cigarette électronique, entourée d’un puissant battage médiatique, est devenu un objet à la mode qui
pourrait tenter les mineurs. En France, l’étude faite depuis de nombreuses
années à Paris [11] est plutôt rassurante : le tabagisme
des collégiens et les lycéens continue de baisser. De plus, même en ajoutant les différentes sources de
nicotine (tabac plus cigarette électronique), leur utilisation par les
collégiens parisiens est en baisse, de 20,2% en 2011 à 16,2% en 2014.
Malgré cela, l’e-cigarette ne peut être
destinée aux enfants et adolescents et, comme pour le tabac, sa vente doit être
interdite aux mineurs ainsi que le stipule la loi Hamon de mars 2014.
L’usage en public de l’e-cigarette est difficile à distinguer de celui des cigarettes
classiques : il peut inciter à ne plus
respecter les interdictions de fumer. Il
y a un large consensus des acteurs de santé publique pour demander l’interdiction de
l’usage de l’e-cigarette dans TOUS les lieux où il est interdit
de fumer.
Les
achats d’entreprises fabriquant et distribuant des cigarettes électroniques par
l’industrie du tabac
se multiplient et des campagnes publicitaires, y compris à la télévision
française, ont déjà commencé, destinées indistinctement aux fumeurs, aux
non-fumeurs, aux enfants et adolescents. Il
est donc évident qu’il faut interdire toute publicité et toute promotion de ce
produit, sauf dans son
utilisation comme méthode d’arrêt si celle-ci est reconnue.
Conclusions et recommandations
Les
baisses de ventes de cigarettes en 2012 (- 4,9%), 2013 (- 7,6%) et 2014 (-
5,3%) ne peuvent être dues aux augmentations de prix bien insuffisantes pour
avoir un tel effet. De plus, ces baisses de ventes sont accompagnées d’une
diminution drastique des recours aux traitements de la dépendance tabagique
alors qu’ils augmentent systématiquement quand les taxes sont augmentées de
façon dissuasive (10%). Il est donc probable que ces baisses de ventes de
cigarettes (tabac) soient liées au rapide accroissement de la disponibilité et
des ventes de cigarettes électroniques.
L’Académie Nationale de Médecine recommande :
1. de réglementer la fabrication et la distribution de l’e-cigarette (et
produits apparentés) afin d’en assurer la sureté et la fiabilité (norme
AFNOR) ;
2. de ne pas dissuader les fumeurs qui l’utilisent et de favoriser
l’émergence d’une e-cigarette « médicament » pour des produits
revendiquant un effet bénéfique pour la santé et mis à la disposition des
fumeurs qui désirent évoluer vers l’abstinence par le circuit
pharmaceutique ;
3. de maintenir et d’assurer l’application de l’interdiction de vente aux
mineurs, de son usage en public partout où il est interdit de fumer du
tabac ;
4. d’en interdire toute publicité et promotion, sauf dans son utilisation
comme méthode d’arrêt si celle-ci est reconnue.
Les membres du groupe de travail déclarent ne pas avoir de liens d’intérêts en relation
avec le contenu de ce rapport.
REFERENCES
[1] Peto R, Lopez AD. The future worldwide health effects of current smoking
patterns. In: Critical Issues in
Global Health. Koop EC, Pearson CE, Schwarz MR, (editors). New York, NY;
Jossey-Bass: 2001. 154-61
[2] Tobacco Fact sheet N°339.
Updated May 2014. [consulté le
14/01/2015]. Disponible sur : http://www.who.int/mediacentre/factsheets/fs339/en/
[3] Dubois G. Les
conspirateurs du tabac. ADSP. 2013 ; 81 :47-49.
[4] Dubois G. Pour un renforcement du contrôle du
tabac en France : place des hausses dissuasives et répétées des taxes sur
le tabac. Bull. Acad. Natle Méd., 2012, 196, no 3, 755-7
[5] Braillon A, Mereau AS, Dubois G. Influence des politiques publiques de
lutte contre le tabac. Presse Med 2012; 41 :679-88.
[6] Rapport et avis d’experts sur l’e-cigarette. Avec
le soutien de la DGS. Office français de prévention du tabagisme, OFT, mai
2013, pp 212. [consulté le 14/01/2015]. Disponible sur : http://www.ofta-asso.fr/docatel/Rapport_e-cigarette_VF_1.pdf
[7] Inhalateurs électroniques de nicotine -
Rapport de l’OMS - 21 juillet 2014 pp 17. . [consulté le
14/01/2015]. Disponible sur :
http://apps.who.int/gb/fctc/PDF/cop6/FCTC_COP6_10-fr.pdf?ua=1
[8] Costentin J - Les cigarettes électroniques /
e-cigarettes / vapoteurs, espoirs et craintes. La Lettre du Centre national de
prévention d'études et de recherches sur les toxicomanies, CNPERT, N°32,
octobre 2014, p 2-4.
[9] McRobbie H,
Bullen C, Hartmann-Boyce J, Hayek P. Electronic cigarettes for smoking
cessation and reduction. Cochrane Database of Systematic Reviews 2014, Issue
12. Art. No.: CD010216DOI;10.1002/14651858.CD010216.pub2. [consulté le 14/01/2015]. Disponible sur http://onlinelibrary.wiley.com/doi/10.1002/14651858.CD010216.pub2/abstract
[10] HAS
Recommandation de bonne pratique. Arrêt de la
consommation de tabac :
du dépistage individuel au maintien de l’abstinence en premier recours. Octobre 2014 59p. [consulté le 14/01/2015]. Disponible sur : http://www.has-sante.fr/portail/upload/docs/application/pdf/2014-11/reco2clics_arret_de_la_consommation_de_tabac_2014_2014-11-13_10-51-48_441.pdf
[11] Dautzenberg
B - Communication. Commission Addictions de l'Académie nationale de médecine,
Paris, 4 novembre 2014.
L’Académie saisie dans sa
séance du mardi 3 mars 2015, a adopté ce rapport par 71 voix pour, 1 voix
contre et 4 abstentions.
Pour
copie certifiée conforme
Le
secrétaire perpétuel
Professeur
Daniel COUTURIER
[2] Membres de la
Commission Addictions : Allilaire
Jean-François, Dirheimer Guy, Dreux Claude, Lechevalier Bernard, Le Gall
Jean-Roger, Loo Henri, Olié Jean-Pierre, Touitou Yvan, Wattel Francis, Hamon
Michel, Hermange Marie-Thérèse, Morel Françoise.
Personnalité auditionnée
Pr
Bertrand Dautzenberg (service de pneumologie et réanimation GHU
Pitié-Salpêtrière-Charles Foix APHP).