ACADEMIE DE MEDECINE
Information
POUR UNE IMPLICATION DE LA PSYCHIATRIE
DANS LE DÉBAT SUR LA SOUFFRANCE PSYCHOLOGIQUE AU TRAVAIL
Docteur Patrick Légeron
Psychiatre
Attaché de consultation –
Sainte-Anne, Paris
Fondateur du Cabinet Stimulus
Co-auteur du rapport sur les
risques psychosociaux pour le Ministre du Travail
LE CONTEXTE DES
TROUBLES MENTAUX AU TRAVAIL
L’émergence de la pénibilité
psychologique au travail
Depuis
une vingtaine d’années, la question de la santé mentale est posée avec force
dans le monde du travail. Durant des siècles, pour ne pas dire des millénaires,
le travail « contraignait » le corps et la pénibilité qui
l’accompagnait était presque exclusivement physique. A partir des années 1970
de profonds bouleversements surviennent dans la société et le monde du travail
en a été particulièrement affecté. Les spécialistes attribuent cela à l’entrée
dans un monde « post-industriel » qu’ils faisaient d’ailleurs
coïncider avec le premier choc pétrolier. Le monde du travail s’est alors mis à
ressembler de moins en moins à celui décrit par Emile Zola dans Germinal. Peu à
peu, les machines ont remplacé les hommes dans les activités les plus ingrates,
les nouvelles technologies et les ordinateurs ont simplifiés de nombreuses
tâches, les environnements de travail sont devenus plus avenants et le nombre
d’heures de travail a régulièrement diminué. Mais l’illusion que la pénibilité
du travail allait progressivement se réduire a été éphémère. D’autres formes de
contraintes apparaissaient et avec elles, la notion de pénibilité psychologique
(Légeron, 2001, 2003).
Dans
les années 1980 et surtout 1990 plusieurs grands organismes internationaux
attirent ainsi l’attention sur l’inquiétant développement du phénomène de
stress dans les environnements professionnels et ses graves conséquences
possibles sur la santé des travailleurs. Ainsi, au début des années 90 le
Bureau International du Travail indiquait que le stress était devenu l'un des
plus graves problèmes de notre temps pour les individus, en mettant en péril
leur santé physique mais surtout mentale (BIT, 1993). Pour cet organisme
international, l'incidence du stress au début des années 90 avait au moins
doublé en dix ans et était devenu un problème concernant tout le monde dans les
sociétés industrielles modernes. De plus, par ses effets sur la santé et la
productivité, le stress avait aussi beaucoup d'impact sur l'économie des pays.
L’émergence
progressive dans le monde du travail de nouveaux concepts comme le stress, mais
aussi le harcèlement moral ou le burn out, a ainsi mis l’accent sur des risques
assez nouveaux pour la santé et sur des souffrances de plus en plus
psychologiques, voire des pathologies mentales (Dejours, 1998). Ces risques ont
rapidement été nommés risques psychosociaux (RPS), car à l’interface de
l’individu (le psycho) et de l’environnement de travail (le social) (Sahler et
al., 2007). Or, si le lien entre travail et santé est assez bien établi depuis
fort longtemps car reposant sur de nombreuses études rigoureuses, il s’agit
essentiellement du domaine de la santé physique et de l’impact des conditions
ou des environnements de travail sur le développement de maladies somatiques
(Bensadon et al, 2013). Les pathologies liées à l’exposition à l’amiante en
sont un bon exemple.
La prise en
compte actuelle des risques psychosociaux
En
France l’intérêt porté aux risques psychosociaux est apparu tardivement. Ce
n’est qu’à la suite de la médiatisation des suicides survenant dans le monde du
travail que les pouvoirs publics se sont impliqués. Ainsi le premier rapport
gouvernemental sur ce sujet n’a été publié qu’en 2008 à la demande du Ministre
du travail (Nasse et Légeron, 2008). C’est également la même année qu’un Accord
national interprofessionnel a été signé au niveau national sur la prévention du
stress au travail par les partenaires sociaux (organisations syndicales et
représentants du patronat), alors que de tels accord avaient été signés au
Danemark dès la fin des années 70. Dans une étude publiée il y a peu d’années
par l’Agence européenne de sécurité et santé au travail, la France s’avérait
être assez en retard par rapport à ses voisins dans la lutte menée par les
entreprises contre le stress au travail et la prévention des RPS (EU-OSHA,
2009).
C’est
non seulement tardivement mais aussi de façon dramatique que notre pays a porté
son attention à l’impact du travail sur la santé mentale des salariés. La prise
de conscience dans l’opinion publique (mais aussi des pouvoirs publics et des
entreprises) s’est faite en effet largement d’une part après les cas de
harcèlement moral décrits par la psychiatre Marie-France Hirigoyen (1998) et
d’autre part par la succession de suicides apparus chez France Télécom et ayant
conduit respectivement au vote du parlement français d’une loi réprimant le
harcèlement moral au travail en 2002 et à la mise en place d’un plan d’urgence
de prévention des RPS par le Ministre du travail en 2009. Les pays régulièrement
cités en exemple comme ayant mieux réussi que nous à promouvoir la santé
mentale au travail (essentiellement les pays d’Europe du Nord et le Canada),
ont davantage mis en avant le concept de bien-être des individus au travail
plutôt que celui de la souffrance avec d’ailleurs, dans la plupart des cas, une
forte préoccupation de performance économique des entreprises qui les emploient
(EU-OSHA, 2013).
A
ces deux spécificités françaises de l’abord des risques psychosociaux au
travail (tardivement et négativement) s’en ajoute une troisième qui nous semble
tout aussi regrettable : la faible place accordée à la connaissance
médicale et psychiatrique non seulement dans l’analyse et la compréhension de
ces phénomènes mais aussi dans la détermination des actions à mettre en place.
Nous observons ainsi qu’en France le rôle attribué au Ministère de la Santé est
quasiment inexistant dans ce domaine alors que nous sommes à l’évidence face à
une question de santé publique. C’est le Ministère du Travail qui en est en charge
et plus précisément sa Direction générale du travail (DGT). Ceci n’est pas le
cas dans d’autres pays comme la Suède ou le Luxembourg. On note aussi que des
grands organismes de référence scientifique et médicale comme l’Inserm sont
rarement consultés pour apporter leur expertise à la connaissance de ces
problématiques. Enfin, dans les entreprises, les services de santé au travail
et les médecins du travail ne sont qu’exceptionnellement sollicités pour la
mise en place de véritables stratégies de promotion de la santé mentale au
travail qui restent dans le domaine des ressources humaines et plus précisément
des relations sociales. Au total, cette préoccupation avant tout sociétale et
politique vis-à-vis des risques dits « psychosociaux » et de leur
responsabilité à engendrer des pathologies mentales a pu paraître louable. Elle
a conduit à une nécessaire prise de conscience des opinions. Elle n’est
cependant pas sans poser un certain nombre de questions auxquelles la
discipline médicale, qui a été trop négligée mais aussi trop silencieuse sur ce
sujet, doit aujourd’hui répondre.
La
« souffrance au travail », un concept flou
Le
concept de « souffrance au travail » s’est très vite imposé dans
notre pays pour recouvrir l’ensemble des impacts négatifs sur le psychisme
humain que peuvent avoir les environnements de travail. Concept très flou qui
englobe à la fois des réalités morbides et des manifestations non
pathologiques. On sait bien sûr que, plus que dans tout autre domaine de la
médecine, la frontière entre le « normal » et le
« pathologique » est tenue en psychiatrie. Il est pourtant nécessaire
malgré tout de mieux la cerner.
L’Organisation
mondiale de la santé, dans l’abord de la santé mentale, distingue clairement
trois niveaux bien différents : le bien-être psychologique, la détresse
psychologique et les troubles mentaux. La psychiatrie s’est attachée depuis
fort longtemps (en tout cas depuis qu’elle a revendiqué le statut de discipline
scientifique) a bien distinguer les deux derniers niveaux. La détresse
psychologique est inhérente à la condition humaine et se manifeste en
particulier lors d’événements de vie ou de situations particulièrement
éprouvantes que rencontre l’individu (perte d’un être cher, chômage, etc.). La
prise en compte de cette détresse est une nécessité de même que l’aide qui doit
y être apportée pour l’alléger.
Mais
il n’y a pas lieu d’en faire un trouble mental. Malheureusement on observe dans
notre société une tendance à « psychiatriser » de plus en plus cette
détresse psychologique, comme en témoigne, par exemple, les prescriptions
inappropriées de psychotropes. La revendication de nos contemporains à ne pas
souffrir (et même à être heureux !) est l’une des caractéristiques majeurs
de nos sociétés avancées. Elle est légitime et signe le progrès de l’humanité.
Elle s’est observée tout d‘abord dans le domaine de la souffrance physique
comme en témoigne la lutte (relativement récente et retardée dans notre pays
comparée aux pays anglo-saxons) contre la douleur présente maintenant dans toutes
les disciplines médicales.
Le
refus de la détresse psychologique au travail (la
« souffrance ») s’inscrit dans cette même démarche. Elle est
salutaire. Mais trop souvent cette détresse psychologique est assimilée aux
yeux de non experts à une pathologie induite par le travail. Il n’est ainsi que
de constater la position prise par certains de faire reconnaître en maladies
professionnelles les diverses manifestations de la souffrance au travail dont
la description et les contours demeurent
actuellement extrêmement flous.
Cette
approche très extensive de la pathologie mentale va à l’opposé de la cause
qu’elle prétend servir (protéger les salariés des effets néfastes sur le
psychisme des environnements de travail). Il est donc nécessaire d’y apporter
une clarification et c’est avant tout à
la science médicale de le faire.
LES QUESTIONS
POSÉES A LA SCIENCE MÉDICALE
La médecine et plus spécifiquement la psychiatrie
sont interpelées et se doivent d’apporter des réponses solides et expertes à un
certain nombre de questions et ce, dans plusieurs domaines.
Des entités
cliniques mal définies
La
nosographie et la définition des pathologies mentales pouvant être générées par
le travail restent extrêmement approximatives et parfois même en contradiction
avec les connaissances médicales. Prenons deux exemples : le stress et le
burn out. Le stress est défini scientifiquement comme la réaction d’adaptation
de l’organisme à une situation adverse (Lôo et al., 2003). Il peut bien sûr,
lorsqu’il s’avère chronique et/ou intense, conduire à des dérèglements de
l’organisme et diverses pathologies. Mais en faire d’emblée, comme affirmé
parfois, une pathologie est un contresens scientifique. Quant au terme de burn
out, il n’appartient pas à la nosographie psychiatrique telle qu’elle apparait
dans les classifications des troubles mentaux internationales (Organisation
mondiale de la santé, 2008), nord-américaines (American Psychiatric
Association, 2013) ou françaises (Sadoun et
Quemada, 1969). Ses
critères diagnostics sont encore très discutés. La question se pose donc de
savoir s’il s’agit d’une forme particulière de dépression (celle d’épuisement
par exemple). Le débat actuel de
reconnaissance du burn out comme maladie professionnelle apparait surréaliste
alors qu’il n’y a pas encore de reconnaissance de cette entité en tant que
maladie. Les très vagues définitions données ici et là du burn out laissent à
penser qu’il s’agit, au vu des symptômes mis en avant, d’une forme particulière
de dépression. Mais alors que la dépression est une entité clinique bien
définie dont les composantes symptomatiques sont bien établies (Olié, 2009), le
burn out reste encore très flou quant à ses manifestations.
D’autre
part, la clarification entre des états de détresse psychologique réelle (mais
non pathologiques) et de véritables troubles mentaux (comme la dépression ou
des pathologies anxieuses avérées) n’est pas suffisamment faite. D’où trop
souvent une « psychiatrisation » excessive des phénomènes
d’épuisement psychologique. Depuis
plus de trente ans, et en particulier la publication aux Etats-Unis du DSM III
(American Psychiatric Association, 1980), des critères diagnostiques
garantissent une approche fiable d’identification, de définition et de
délimitation des troubles mentaux. Le diagnostic de ceux-ci repose ainsi sur la
présence de critères d’inclusion et l‘absence de critères d’exclusion. Cette
rigueur « critériologique » apparaît complètement absente dans le repérage de la souffrance, de
la détresse ou de la pathologie mentale induite par le travail. Les notions
même de symptômes constitutifs d’une entité clinique précise, d’intensité ou de
fréquence de leurs manifestations et de durée de ces manifestations ne sont pas
abordées alors qu’elles constituent la base même de l’approche diagnostique en
psychiatrie aujourd’hui.
Une approche
épidémiologique souvent fantaisiste
Les
quelques données épidémiologiques des manifestations psychologiques et des
pathologies psychiatriques liées au milieu du travail apparaissent aussi
fortement contestables. Régulièrement sont publiés (et relayées avec force par
les médias) des chiffres et statistiques étonnants sur l’importance de la
souffrance des salariés.
Nous
n’évoquerons même pas les innombrables enquêtes sur le stress des salariés dont
les résultats sont extraordinairement divers, allant de 10 à 60 % des
populations suivant les études. Des enquêtes récentes annoncent des taux très
élevés de « pré-burn out » (un nouveau concept ?) pouvant
atteindre 30% des individus au travail. Ces chiffres apparaissent pour le moins
fantaisistes et on ne sait pas très bien sur quelle base critériologique ils
ont été recueillis. Les questionnaires utilisés n’ont la plupart du temps
aucune validité psychométrique et leur fiabilité est rarement interrogée.
Pourtant, les connaissances épidémiologiques sérieuses nous donnent des repères
fiables largement ignorés. Ainsi en France en population générale, la
prévalence de la dépression est bien établie à environ 3 000 000 de
cas, tout comme le nombre de suicides aux alentours de 11 000 par an. En
revanche, la « vague » de suicide au travail, qui a été largement
commentée, n’a jamais été analysée au regard de nos connaissances chiffrées sur
l’épidémiologie du suicide en population générale qui touche chaque année 16
français adultes sur 100 000. Etonnamment, on pourrait même constater parfois
que les « vagues » de suicide survenues dans certaines entreprises
sont de même ampleur que dans une population générale comparable en terme d’âge
et de sexe.
L’absence de
l’expertise médicale
La
place de la médecine et de la psychiatrie a été le plus souvent réduite à peu
de choses. Une approche des problèmes de santé mentale au travail doit
s’appuyer fortement (sinon exclusivement) sur les connaissances issues de la
psychiatrie. Nous l’avons souligné précédemment dans les domaines de la
nosographie, de la critériologie, du diagnostic, de l’épidémiologie.
Mais
cette discipline est plutôt absente dans les grands débats sociétaux autour de
la souffrance mentale au travail. L’une des explications est le rôle donné
exclusivement au Ministère du travail dans ce domaine (et plus précisément à la
Direction générale du travail) et la non implication du Ministère de la Santé
(à la différence d’autres pays où ce ministère joue un rôle majeur). Nos grands
organismes comme l’Inserm ne sont pas sollicités pour apporter leurs
connaissances. Les partenaires sociaux (représentants du patronat et des
salariés) se sont emparés à juste titre de ces questions mais ils ne disposent
pas de connaissances médicales pour guider leur démarche de prévention et de
santé mentale au travail.
LA PLACE DE LA
MÉDECINE DANS LA SANTÉ AU TRAVAIL
Il
ne s’agit pas de méconnaître l’intérêt de la multiplicité des expertises pour
aborder la question de la santé mentale au travail et la prévention du stress,
des suicides et des risques psychosociaux, et pour lutter contre le burn out. Le rôle du
dialogue social et de l’expression des salariés, tout comme la place de
disciplines variées (l’organisation du
travail, le management) sont incontournables. Il n’en est pas moins vrai que la
médecine doit clairement affirmer et faire connaître sa position dans un
domaine qui est aussi le sien, celui des pathologies mentales, même si
celles-ci se développent au sein du milieu du travail.
Or
il faut noter que cette « voix » de la médecine a été très peu
entendue alors que de vraies problématiques de santé publique ont émergé au
travail sous la forme de la souffrance psychologique et de troubles mentaux. Il
apparaît souhaitable que la médecine, et principalement sa spécialité
psychiatrique, « s’empare » elle aussi de ce sujet en l’analysant
mieux et en y apportant ses connaissances et son éclairage incontournable et
complémentaire aux autres disciplines. Cette voix doit s’exprimer clairement pour servir de repère à tous ceux, nombreux,
qui souhaitent que les démarches de prévention et de lutte contre les risques
psychosociaux, reposent sur des bases
valides et ne soient pas entachées de considérations partisanes. Les
confrontations parfois brutales, tout comme les points de vue très divergents
entre les partenaires sociaux sur les thématiques de la souffrance au travail,
se nourrissent trop d’a priori bien éloignées des connaissances valides
fournies par la science médicale.
Si
le rôle de la négociation sociale et l’implication des partenaires sociaux et
des pouvoirs publics sont incontournables dans plusieurs domaines comme la
reconnaissance en maladie professionnelle de certaines pathologies liées au
travail, la définition même de ces maladies, la clarification des entités
cliniques et leurs limites avec le non pathologique appartient avant tout à la
médecine et à la psychiatrie. Dans ce domaine aussi la clarté des rôles de
chacun mériterait d’être mieux affirmée.
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Berthet B., Douillet Ph., Mary-Cheray I. « Prévenir le stress et les
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