mercredi 13 mars 2019

C'est à lire : Le concept de souveraineté en Afrique

Le Professeur Pierre Kipré vient de publier aux Éditions Harmattan, un essai passionnant  sur le concept de souveraineté en Afrique.

Il donne aux lecteurs de "Mine d'infos", quelques coups de projecteur sur un essai qui aide à comprendre l'actualité...
L'Afrique et la question de la souveraineté.

Lorsqu’il est abordé par les analystes politiques, le concept de souveraineté est souvent mis en liaison étroite avec la construction de l’État-nation, sa visibilité interne et son positionnement externe. Il est aussi mis en relation avec le nationalisme et toutes ses déclinaisons. Sans pour autant superposer les deux, beaucoup ont tendance à voir la promotion de l’un comme la défense automatique de l’autre.
Pour des analystes de la vie politique en Afrique, les combats actuels pour la souveraineté des peuples sont dictés par un « ethno-nationalisme » qui n’est qu’une volonté de rétablir « l’Afrique des tribus et des ethnies ». Autre thème récurrent ici, au nom de la « mondialisation » et d’un hypothétique « village planétaire » ou en souvenir des épouvantables hécatombes humaines des deux guerres mondiales, certains se sont fait les pourfendeurs de l’Etat-nation, notion jugée « ringarde », voire dangereuse, au moment où l’emportent les grands ensembles régionaux ou continentaux.
Pour tous ces analystes, la souveraineté est un concept qui a perdu sa pertinence des siècles précédents et tend vers un statut purement historique. Ces approches sont-elles justifiées pour l’historien de l’Afrique ?
La souveraineté n’est pas simplement une question juridique d’autodétermination et de liberté d’expression. Elle pose surtout le problème de la capacité (ou non) de faire des choix pour soi et de les assumer totalement, à l’intérieur et hors de ses frontières. Voilà pourquoi la souveraineté se situe en amont de la formation de l’Etat et irrigue celle-ci en permanence pour sa pérennisation. Nous voulons faire ressortir des aspects de l’histoire de ce concept et sa perception en Afrique depuis la fin du XIXe siècle.


Le concept de souveraineté comme théorie et action en
Afrique et en Occident.
La « souveraineté » est souvent confondue avec « l’indépendance ». L'indépendance est l’absence de relation de sujétion ou de cause à effet, entre différentes entités. Qu’il s’agisse de politique ou de sciences (même mathématiques), la notion porte la marque de la distinction fondamentale entre des entités constituées. Par contre, la souveraineté qualifie la caractéristique d’une entité autant par rapport à elle-même que par rapport aux autres.  En raison de ses liens étroits avec la guerre, c’est une notion éminemment politique qui se situe au cœur des relations entre communautés, groupes sociaux, Etats. Les liens entre ces deux notions sont très forts, voire superposables, quand elles portent sur l’Etat. Pour être souverain, il faut qu’un Etat soit indépendant ; mais pour vivre son indépendance, il faut que l’Etat soit souverain.

Perception et traitement de la souveraineté dans les sociétés africaines précoloniales
Les nombreux travaux d’anthropologie politique et d’histoire sur l’Afrique permettent d’avoir une idée plus ou moins précise de la perception africaine de la souveraineté des peuples. On peut, sous ce rapport, distinguer globalement deux types de sociétés en Afrique précoloniale ; d’une part, les sociétés lignagères, généralement dans le cadre de villages ou de cités-Etats, et d’autre part, les sociétés relevant d’une catégorie géographique plus large, celle des royaumes. L’originalité de leur fonctionnement, sans aucune influence européenne, se situe avant les années 1880.

La souveraineté dans la pensée politique européenne
L’analyse du concept dans la pensée politique européenne met en lumière de véritables systèmes de pensée (écrits de philosophes et juristes sur plusieurs siècles) sur la question. Il en ressort trois traits majeurs. D’abord, la formulation et le déploiement des théories s’inscrivent dans un contexte socio-historique différent de celui de l’Afrique précoloniale. Ensuite, les théories sont le fait d’une pluralité d’auteurs. Enfin, au fil des siècles, les thèses évoluent, à la faveur des débats que suscitent des positions antérieurement défendues.


La centralité d’une pensée afro-européenne
La rencontre de l’Afrique avec l’Occident, progressivement violente à partir des années 1880, peut être assimilée au « choc des civilisations ». L’univers mental, les structures et institutions, la vie sociale et le niveau de maîtrise de l’environnement naturel diffèrent. En prime, la compréhension et les enjeux de la rencontre sont diamétralement opposés. L’Occident impérialiste l’emportera pour se prolonger en Afrique en tentant de la transformer. De cette rencontre naît, peu à peu, en Afrique, une autre perception africaine de la souveraineté, produit d’une pensée afro-européenne dont nous montrons la centralité.

Le basculement occidental de la perception africaine de la souveraineté 
Le choc colonial a introduit en Afrique « un processus de métissage et de domestication » de la logique occidentale de l’Etat unitaire là où le colonisateur l’a introduit. Au fil de la relation coloniale, ce processus s’est traduit par l’énoncé d’une pensée afro-européenne de l’Etat et de sa souveraineté interne autant qu’externe.


De la pensée politique afro-européenne à l’émergence d’une nouvelle génération d’Etats africains.

Bien avant la Seconde Guerre Mondiale, cette pensée afro-européenne est marquée par deux approches spatiales contradictoires de la question coloniale, à savoir l’approche ethnique et l’approche continentale. Cette contradiction traduit les difficultés à se reconnaître dans les cadres spatiaux établis par la colonisation, même si des voix, celles d’élites lettrés, intègrent cette donnée spatiale incontournable. La première approche va produire l’ethnicité politique ; la seconde donnera le panafricanisme. Ces cadres conceptuels servent d’assises aux actions visant à recouvrer la liberté perdue des colonisés.


La perception postcoloniale de la souveraineté africaine
Trois traits marquent longtemps la perception postcoloniale de la souveraineté. Ce sont : le droit inaliénable des peuples africains à la liberté totale et à son respect par les autres peuples, l’obligation du regroupement des peuples africains pour défendre leur liberté dans toutes ses dimensions, la tentation d’affirmer (ou de retrouver) des « valeurs africaines » même si les bases sociales qui les ont produites ont disparu. Nous sommes donc face, à la fois, à une rupture et à une continuité de l’ordre théorique et politique ancien.    


Les dénis de souveraineté dans l’Afrique contemporaine
La question des dénis de souveraineté peut sembler être la « tarte à la crème » des analyses de la situation sociopolitique africaine. Nous insistons moins sur l’exposé des faits avérés que sur leur signification dans le procès de souveraineté interne et externe. Il faut distinguer les dénis de la souveraineté interne de ceux de la souveraineté externe. Les premières sont  la source de l’affaiblissement des ressorts de la résilience des sociétés africaines. Les dénis de la souveraineté externe ont, eux, visé la permanence des liens de sujétion et de domination de l’Afrique qui prolongeraient l’impérialisme des siècles précédents. Ces actions négatives, en interne et en externe, souvent articulées les unes aux autres, expliquent que la souveraineté reste la contradiction principale à surmonter en Afrique.

Les dénis de la souveraineté interne 
L’Afrique s’est attachée à un mode de conception de la souveraineté interne qui puise ses fondements dans le rôle prééminent du « peuple ». Avec l’ère postcoloniale, se pose une double problématique : D’une part, qu’est ce « peuple » ? D’autre part, dans l’énoncé de l’Etat souverain, sa place est-elle dans la continuité des politiques coloniales ou en rupture ? La réponse à ces questions donne, en grande partie, la clé des dénis de souveraineté interne depuis les indépendances. 

Les dénis de la souveraineté externe
Le cas d’éviction brutale du Président ivoirien, Laurent Gbagbo, le 11 avril 2011, résume tous les ingrédients des dénis de souveraineté externe dont l’Afrique est familière depuis « les soleils des indépendances » : ingérences dans les affaires intérieures des Etats africains et mise sous tutelle économique, interventions militaires sous des prétextes divers. La nature essentielle de cet interventionnisme est la négation de la souveraineté externe de l’Afrique, rarement mise en exergue en Occident sauf dans quelques milieux « tiers-mondistes ».  Ce paradoxe tient, d’une part, au contexte de « guerre froide » dans lequel s’est inscrite, jusqu’au début des années 90, la reconnaissance de la souveraineté extérieure de ces Etat ; d’autre part, il s’explique par les rivalités économiques et géopolitiques entre grandes puissances ou entre réseaux politiques et financiers dont le contrôle de l’Afrique est l’un des grands enjeux.


Les combats de la nouvelle pensée africaine ou l’africanité renouvelée
Dans les premières décennies de l’ère postcoloniale, les élites intellectuelles africaines ont vécu trois situations d’ensemble. La première est celle de se mettre immédiatement au service des jeunes Etats en construction. La seconde est celle du combat contre les choix stratégiques des leaders politiques issus de l’ère coloniale. La troisième situation est celle de « l’exil intérieur » face aux politiques répressives des systèmes de parti unique et des régimes militaires. Quelles que soient les situations, au sortir de l’ère coloniale, ces « clercs » ont été confrontés au fait qu’aucune pensée sociale intégrée n’avait réussi à assumer les valeurs exogènes du modernisme occidental dans une réflexion autonome ancrée sur les patrimoines culturels endogènes. Avec l’échec patent de l’Etat postcolonial des années 70-80 et avec la crise sociale que provoque la faillite économique, se fait jour, véritablement, la résurgence d’une nouvelle pensée critique africaine. Elle est d’un apport essentiel dans le renouvellement de la perception africaine de la souveraineté. 

Le contexte général et la rupture des années 90.
Enclenché vers le milieu des années 80, le processus de libéralisation de la vie politique se précipite en Afrique au début des années 90. Apparemment, c’est contre les dénis de souveraineté interne des précédentes décennies que les peuples veulent retrouver l’initiative. Mais, les principaux acteurs de ce mouvement ne semblent pas avoir pris suffisamment en compte l’importance des rapports de forces sociales qu’un tel procès met en lumière, ni le poids des conservatismes. Au demeurant, le processus de démocratisation permet l’organisation de la vie démocratique, césure importante dans l’ère postcoloniale. Malgré le retour des « vieux démons » des dénis de souveraineté interne et externe, les tentatives d’organisation de la société civile, les luttes de la parole publique, les expressions de la contre-violence populaire face à la violence d’Etat ou face au mépris affiché d’une certaine pensée occidentale mettent en lumière la volonté nouvelle des peuples de voir leurs préoccupations prises en compte, sinon d’être eux-mêmes acteurs de leur destin. Quoique souvent mal exprimé ou sans cadre directif, cet état de choses peut s’interpréter, soit comme symbole confus de nouveaux mécanismes identitaires évoluant vers l’idée de citoyenneté, soit comme signe du refus d’instrumentalisation du citoyen aux profits d’intérêts inavoués, soit comme volonté profonde de changement. Ces tendances nous plongent au cœur de mutations sociopolitiques à peine dévoilées au début XXIe siècle.

De nouvelles approches pour une nouvelle perception de la souveraineté africaine
L’analyse de cette pensée développée depuis les années 80-90 montre qu’elle est plus riche, plus dynamique mais aussi plus en débat perpétuel qu’au cours des trois premières décennies. C’est tout d’abord le résultat d’une plus grande autonomie de réflexion au cœur de laquelle est redéfinie l’Afrique pour elle-même et par rapport à elle-même, hors des référents occidentaux. Elle s’exprime ensuite par l’explosion des pensées « rebelles », moins obnubilées par la question identitaire, les référents occidentaux et plus tentées par l’universalité des vécus de souveraineté. Enfin, elle veut se donner comme alternative moderne au mode de construction et de défense de la souveraineté africaine.

Pour de nouveaux paradigmes dans le débat sur la souveraineté africaine
En partant de l’idée de « reconstruction » de la souveraineté africaine, idée rendue obligatoire par l’état actuel de notre continent dans la marche de l’économie mondiale, dans la maîtrise de son propre avenir, dans les insuffisances de la pensée africaine contemporaine, nous voulons tenter de restituer toute sa dimension au concept de souveraineté, encore contradiction principale du futur africain.
Contre une conception autoritaire de la souveraineté à travers l’Etat et les rapports inégalitaires qui en découlent, nous voulons la comprendre comme exigence de libertés à conforter, comme volonté de respect du peuple, comme valeur porteuse de paix dans la justice entre peuples libres. La dimension de « co-souveraineté » la complète dans sa mise en œuvre en Afrique où elle reste essentielle et toujours pertinente.

Propos recueillis auprès du Professeur Pierre Kipré par Nora Ansell-Salles
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L’auteur :
Pierre Kipré, professeur émérite des universités, ancien ministre et ancien ambassadeur ivoirien, est membre de nombreuses sociétés savantes en Afrique et en Europe.
Principales publications :
1. Ouvrages personnels
- 2014 ; Cultures et identités nationales en Afrique de l’Ouest. Le Daà dans la société béninoise d’hier à demain ; Paris, éditions L’Harmattan, 220 p.
- 2010 ; Les migrations en Afrique noire. La construction des identités nationales et la question de l’étranger; Abidjan, éditions du CERAP ; 160 p.
- 2009 ; Inventaire critique des manuels d’histoire dans les pays d’Afrique noire francophone ; Paris, éditions de l’UNESCO ; 78 p.
- 2006 ; Intégration régionale et développement rural en Afrique de l’Ouest ; Paris, éditions SIDES –IMA ; 144 p.
- 2005, Côte d’Ivoire- La formation d’un peuple ; Paris, édit SIDES-IMA, 292 p.
- 2005 (avec S. Brunel et M-A. Pérouse de Montclos), L’aide au Tiers-monde à quoi bon ? Les éditions de l’Atelier, Paris, 115 p.
- 2000 ; Démocratie et société en Côte d’Ivoire, essai politique ; éd AMI, Abidjan, 105p.
- 1989, Le congrès de Bamako ou la naissance du R.D.A., Paris, éditions Chaka, 190 p.
- 1988, La Côte d’Ivoire coloniale (1890-1940), collection « Mémorial de la Côte d’Ivoire », t.2, Abidjan, AMI/Bordas, 303 p. (in 4°)
- 1987, Les relations internationales : de la Première Guerre Mondiale à la crise cubaine de 1962, collection « Les cours de CAPES », Abidjan, Publications de l’E.N.S. d’Abidjan, 123p.
- 1986, Villes de Côte d’Ivoire (1893-1940)- t 2 : Economie et société urbaine, Abidjan, N.E.A., 290 p.  (*cet ouvrage a obtenu le Prix Noma 1987)
- 1985, Villes de Côte d’Ivoire (1893-1940)- t 1 : La fondation des villes, Abidjan, N.E.A., 275 p. (* cet ouvrage a obtenu le Prix Noma 1987) 
2. Direction d’ouvrages collectifs
- 2012, (avec G-M. Aké Ngbo), Agriculture et sécurité alimentaire en Afrique de l’Ouest. Bilan et perspectives ; Paris, L’Harmattan ; 303 p.
- 2011, (avec G-M. Aké Ngbo), Conflits régionaux et indépendances nationales en Afrique de l’Ouest, Paris, L’Harmattan ; 215 p.
- 2011, (avec G-M. Aké Ngbo), Les conditions économiques de l’indépendance à l’ère de la mondialisation. Mythes et réalités en Afrique de l’Ouest ; Paris, L’Harmattan ; 274p.
- 1992, (avec L. Harding) Commerce et commerçants en Afrique – La Côte d’Ivoire, Paris, L’Harmattan, 295 p.  
- 1991 ; Histoire de Côte d’Ivoire, collection « Manuels du premier cycle », Abidjan – Paris, AMI/EDICEF, 195 p.

Nota : les Éditions Harmattan propose une version numérique de l'essai de Pierre Kipré "Le concept de souveraineté en Afrique" compatible avec tous les types de liseuses.

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