Raziya Mukminova
Translated by Alié Akimova
p. 203-212
Traduit du russe par Alié Akimova
1 I. P. Petrushevskij, Islam v Irane v VII-XV vekah, Leningrad, 1966, p. 177.
1La femme a toujours joué un rôle non négligeable dans la vie politique et économique de la société centre-asiatique à toutes les étapes de son développement. Le travail féminin occupe également une place importante dans l’économie. Pourtant, de nos jours encore et même dans les ouvrages scientifiques, on a tendance à ne présenter la femme musulmane que comme une épouse confinée dans un harem et à sous-estimer sa place dans la vie sociale et privée de l’Orient. En fait, du point de vue juridique, la femme était dans une certaine mesure protégée par les lois islamiques, bien que sa condition sociale fût déterminée par le système économique du pays, que dans les pays musulmans la femme ne disposât pas des mêmes droits que l’homme, et que son destin dépendît souvent du père ou du mari (ce qui était du reste le cas en Occident aussi). Certains critiques ont dénoncé une vision partiale de la condition de la femme musulmane. Par exemple, I. P. Petrushevski écrit : « ...dans les pays musulmans les droits de vie et de propriété des épouses étaient protégés bien plus qu’ils ne le furent jamais en Occident1 ».
2 Majmu’e-ye vasâyeq, ms IO Tachkent, n° 1386, fol. 189a (ou 229a, ancienne foliation).
2L’existence du mahr, sorte d’assurance matérielle de la future épouse, était un des points distinctifs entre la situation juridique des femmes orientales et occidentales. D’après les documents (par ex., celui de Samarcande de 15892) le contrat de mariage stipulait que la famille du fiancé garantirait la situation matérielle de la fiancée.
3Le montant du mahr n’était pas fixe ; il dépendait de la fortune de la famille du fiancé et était fixé d’un commun accord par les deux parties. Il faut bien noter que le mahr se différenciait du kalym par le fait qu’il revenait en propre à la fiancée et non à ses parents, tandis que le kalym était payé par le fiancé aux parents de sa future épouse. Conformément au document détenu par la fiancée, il existait deux types de mahr : l’un était en espèces (naqd), dont la jeune épouse prenait possession lors du mariage ; tandis que l’autre, mis de côté (nasiya), lui servait dans le cas où le mari décédait ou le couple divorçait sans raison valable. Selon la shari‘a, en cas de mort du mari et de partage des biens, on en déduisait le mahr et on le remettait à la veuve ; après quoi seulement on partageait les biens du défunt. Certains chercheurs cependant ne font pas de différence entre les deux concepts de mahr et de kalym.
3 Majmu’e-ye vasâyeq, fol. 81b.
4Evidemment, seule une minorité pouvait payer le mahr sous forme de revenu d’une propriété foncière, d’un verger, d’un dokkân ou de location d’une maison ou autres biens. On en a des exemples, mais il faut noter que les informations sur le mahr rencontrées dans les ouvrages des XVe-XVIe siècles restent rares et ne concernent que des femmes de familles aisées. Dans la plupart des cas, le mahr se composait de vêtements, de bijoux, etc. Par exemple, un des documents mentionne une femme qui mit en gage des boucles d’oreille, dont « chacune pesait trois meṣqâl ». Ces boucles d’oreilles lui ayant été données comme mahr, elle pouvait en disposer à sa guise, sans demander l’autorisation de sa famille. Un arrêté juridique rédigé par le qâżi de Samarcande le 31 juillet 1590 confirme le caractère licite de la mise en gage des bijoux-mahr, que l’on considérait comme le bien personnel de la femme3. Ainsi l’existence du mahr et le droit d’en disposer par l’épouse furent légalisés par la loi musulmane.
5Nos matériaux, bien que peu nombreux, apportent des exemples dont l’analyse nous permet de déterminer dans une certaine mesure le rôle et la place de la femme dans la société centre-asiatique de la fin du XIVe au XVIe siècle.
4 T. Fajziev, Temurij malikalar, Tachkent, 1994. Récemment ont paru des recherches importantes sur la (...)
6Comme en témoignent les sources écrites et les recherches déjà publiées, les femmes occupaient une place assez importante à la cour d’Amir Timour et des Timourides4. Elles participaient aux festivités où l’on invitait des hauts dignitaires, aux réceptions des ambassadeurs des pays étrangers, prenaient une part active aux constructions de madrasa, de mosquées, de mausolées, de khânqâh et d’autres constructions monumentales. Parmi les gens qui constituaient de grandes richesses en vaqf pour tel ou tel établissement, on mentionne des femmes riches dont certaines devenaient gestionnaires (motavalli) de leur vaqf. Par exemple, Habiba-Soltan Begom, une princesse timouride, fille de l’émir Jalal al-Din, fit bâtir à Samarcande le célèbre mausolée ‘Eshrat-khana. En 1464, un document de vaqf (vaqf-nâma) fut rédigé à son nom, selon lequel tous ses biens mobiliers (y compris les esclaves) et immobiliers furent dévolus à l’entretien de ce mausolée, où reposaient les restes de Khavand-Soltan, fille de Soltan-Abu Sa’id. D’après ce document, Habiba-Soltan Begom se nomma elle-même motavalli de son vaqf. Son cas n’est pas isolé.
5 R.G. Mukminova, K istorii agrarnih otnoshenij v Uzbekistane XVI v., po materialam vaqf-name, Tachke (...)
7Au XVIe siècle, c’est Mehr-Soltan Khanom (connue aussi comme Mehraban ou Mehri Khanom), une belle-fille de Mohammad Sheybani Khan, qui se détache parmi les femmes de la société centre-asiatique. Selon un vaqf-nâma établi à son nom, elle fit bâtir au centre de Samarcande une maqbara (« palais de quiétude », tombeau), destiné à devenir son propre mausolée. La maqbara se trouvait tout près de la ṣoffa de Sheybani Khan, où celui-ci fut enterré tout comme son fils et le mari de Mehr-Soltan Khanom, Mohammad Timur Soltan, sur la gauche de celle-ci. De cette façon sa tête pouvait reposer, disait le vaqf-nâma, aux pieds de son « vénéré époux », Mohammad Timur. Ce dernier étant mort en 1514, le mausolée a dû être bâti après cette date. Comme en témoigne le document de vaqf, Mehr-Soltan Khanom fit revêtir la ṣoffa de Sheybani Khan de plaques en marbre. Elle fit également bâtir à Samarcande la madrasa Shomaliya, ainsi qu’un arc reliant cette madrasa à une autre, bâtie à l’époque antérieure, sur l’ordre de Mohammad Sheybani Khan5.
8Mehr-Soltan Khanom appartenait à une lignée importante. Elle était la fille du khan du Dasht-e Qipchaq, Burunduq. Celui-ci, après une guerre désastreuse contre Sheybani Khan (avant la conquête par celui-ci des territoires timourides) et, surtout, après son fiasco à Sayram, décida de s’allier à Mohammad Sheybani Khan en mariant sa fille au fils aîné de ce dernier, Mohammad Timur Soltan. De toutes les épouses de Mohammad Timur, Mehr-Soltan Khanom fut la préférée.
9Après la mort de son époux (1514), elle accumula entre ses mains d’immenses richesses. Plus de 160 parcelles de terre, huit villages et lieux-dits habités, des vergers, des prés, des pâturages d’été, des collines et des terrains situés sur les pentes des montagnes ; et aussi des entreprises commerciales, y compris les timcha (entrepôts et magasins spécialisés), plus de 40 dokkân (boutiques), des presses à papier et des ateliers pour la fabrication des feuilles, des moulins, des dépôts, des maisons avec les communs (ḥowli), des bains. Conformément au vaqf-nâma tous ces biens immobiliers furent donnés par Mehr-Soltan Khanom à deux madrasa à Samarcande, mentionnées ci-dessus. Bien que l’une d’elles eût été bâtie par Mehr-Soltan Khanom après la mort de son beau-père, Mohammad Sheybani Khan, elles entrèrent dans l’histoire comme les deux madrasa de Sheybani-Khan.
10Une clause de ce vaqf-nâma attire particulièrement notre attention : Mehr-Soltan se nomme elle-même motavalli du vaqf qu’elle a constitué et elle garde ce titre toute sa vie. Après sa mort, le motavalli devait être nommé parmi ses descendants de sexe masculin, les femmes ne pouvant le devenir qu’en cas d’absence d’un candidat mâle. Le problème du partage des revenus du vaqf occupait aussi une place particulière, car Mehr-Soltan Khanom devait en toucher un cinquième et effectuer la gestion à vie de tous les revenus. Elle pouvait changer à son gré les dépenses initialement prévues par le vaqf-nâma, ainsi que nommer et remplacer les enseignants (modarres) et le personnel de service des madrasa, réviser leurs salaires, conclure ou résilier les baux. Il est noté dans le document : « Elle gérera à sa guise ces (...) biens de vaqf et pourra dépenser les revenus pour ses propres besoins, ou les donner à qui bon lui semblera ». La femme-motavalli avait ainsi affaire aux hommes – les modarres, les serviteurs des madrasa, les locataires des terres du vaqf, des dokkân et des autres établissements de commerce, les fonctionnaires d’État et autres représentants du sexe masculin.
6 Iz arhiva Sheyhov Džujbari. Materialy po zemel’nim i torgovym otnoshenijam Srednej Azii XVI veka, M (...)
11Le nom de Mehr-Soltan Khanom est aussi mentionné dans une autre source, un document des cheikhs Juybari daté de 1558, où elle figure, tout comme dans le Bâbur-nâma, sous le nom de Mehraban Khanom. Ce document, rédigé en rapport avec la vente d’une propriété foncière à Khwaja Mohammad Eslam Juybari, dit : « (...) cette propriété est limitée sur un côté par les terres du village de Gubdin, qui est un vaqf (...) légué par feue (...) Mehraban Khanom6 » – d’où on peut déduire que Mehr-Soltan Khanom mourut avant 1558.
7 [Note de la rédaction : voir la traduction française de Bâbor-nâma par J.-L. Bacqué-Grammont, Le Li (...)
12Un autre fait significatif atteste que Mehr-Soltan Khanom jouissait d’un rang élevé parmi les membres de la dynastie régnante : Babour cite son nom à côté de ceux du grand souverain sheybanide, Kuchkunji Khan (r. 1510-1530), et de son fils, Abu Sa’id Soltan (r. 1530-1533). Selon le Bâbur-nâma en effet, en 935/1528-29 Babour reçut à Agra les ambassadeurs de l’Iran, ceux des principautés indiennes et ceux des sultans « ouzbeks », et donna une fête en leur honneur. Parmi les ambassadeurs du khan sheybanide et des sultans ouzbeks, Babour mentionne Mehraban Khanom et son fils Pulat (Bulat, Fulat) Soltan. Pour
les remercier d’être venus, Babour leur fit remettre des cadeaux et les fit revêtir de chakmân ornés de boutons et de khel’at en soie. On leur fit présent également d’une somme d’argent « correspondant à leur statut7 ». Nous voyons donc que, dans des cas particuliers, la femme musulmane pouvait occuper un poste important.
8 Ẓahir al-Din Muḥammad Babur, Bâbur-nâma (Vaqây’i), ed. Eiji Mano, Kyoto, 1995, p. 37 (5). Cité d’ap (...)9 [Note de la rédaction : voir la traduction de Bacqué-Grammont, Le Livre de Babur, p. 45a].
13La grand-mère maternelle de Babour aussi, Esen-Dowlat Begom, épouse du gouverneur de Tachkent Yunus Khan, participa activement à la vie politique et économique de son pays à la fin du XVe siècle. Elle continua même après le décès de son époux et, comme en témoigne Babour lui-même : « Peu de femmes ont jamais égalé ma grand-mère, Esen-Dowlat Begim, pour ce qui est des avis et des conseils. Très intelligente et avisée, la plupart des affaires de l’État se réglèrent d’après ses conseils8 ». Une autre information concernant Esen-Dowlat Begom est d’un intérêt certain : conformément à la tradition, elle fut élevée aux côtés de son mari, Yunus Khan, sur un tapis en feutre blanc, ce qui signifie qu’elle fut admise au rang de khan9.
10 Mirza Muhammad Hajdar, Ta’rih-i Rashidi, trad. A. Urunbaev, R.P. Džalilova et L.M. Epifanova, Tachk (...)
14Esen-Dowlat Begom était une femme courageuse et résolue. Mirza Mohammad Heydar raconte qu’un certain Sheykh Jamal Khar, un émir de Soltan-Sa’id, donna Esen-Dowlat Begom, qui était alors seule, à « l’un de ses hommes qu’il respectait. Celle-ci, à cette nouvelle, n’exprima aucune objection et donna même son accord. L’homme, Khwaja Kalan, apprit avec joie l’accord de la Begom et vint chez elle le soir. Il laissa ses gens de service à l’extérieur et entra dans la maison. Aidée de ses servantes, la Begom fit fermer les portes et attaquer Khwaja Kalan, qui fut tué par les femmes à coups de couteau. Le lendemain matin, elles jetèrent son corps hors de la maison. Lorsque les gens virent le cadavre ils en informèrent Sheykh Jamal Khar, qui exigea des explications. La Begom dit : "Je suis une épouse de Soltan-Yunus Khan, mais Sheykh Jamal m’a donné en cadeau à un autre homme. Ce n’est pas licite selon la shari‘a. Je l’ai tué afin que Sheykh Jamal Khar me tue aussi". Alors Sheykh Jamal loua la Begom avec mille louanges et remerciements, lui exprima sa considération et la renvoya chez le khan10 ».
11 Le nom de Moqabbela (pour Moqâbela ?) Khanom est mentionné dans O. Ekaev, Turkmenistan i Turkmeny v (...)
15La princesse chaghataï de Moghul Khanom, une des femmes de Mohammad Sheybani Khan et fille de Soltan-Mahmud Khan, jouissait aussi d’une grande influence. Sheybani Khan l’épousa en 1503 après la conquête de Tachkent. Les sources écrites l’appellent ‘A’yisha-Soltan Khanom, Moghul Khanom ou Moqabbela ( ?) Khanom11.
16En 1510, au cours de la guerre contre Shah Esma’il Ier, souverain de l’Iran, les troupes de Sheybani Khan se réfugièrent à Marv en attendant les renforts. Sheybani Khan fit appel à son neveu ‘Obeydallah Khan et son fils Mohammad Timur Soltan qui se trouvaient dans le Mavarannahr. Ayant pris Astarabad, Mashhad et d’autres villes, le Chah assiégea Marv, sans toutefois réussir à la prendre. Il feignit alors de battre en retraite pour tromper la vigilance de son adversaire et lui expédia une lettre disant que, puisque Sheybani Khan était un lâche qui se cachait derrière les murs de sa forteresse, Shah Esma’il partait se battre contre le sultan ottoman.
12 ‘Âlam ârâ-ye Ṣafavi, éd. Yâdallâh Shokri, Téhéran, 1350 Sh/1971, p. 312-315 ; Ḥasan Rumlu, Aḥsan al (...)
17Les partisans de Sheybani Khan se divisèrent en deux camps. Certains émirs lui conseillaient de regagner le Mavarannahr, de réunir ses troupes et d’attaquer l’armée iranienne au printemps. Les autres pensaient qu’il fallait attendre l’arrivée de ‘Obeydallah Khan et Mohammad Timur Soltan. La femme du khan ouzbek, Moghul Khanom, reprocha à son mari de refuser la bataille alors que Shah Esma’il était venu à Marv, après avoir fait un long chemin, pour répondre aux lettres de Sheybani Khan qui l’appelaient au combat. D’après l’auteur du ‘Âlam-ârâ-ye Ṣafavi elle aurait dit : « Si vous ne voulez pas combattre, je me battrai moi-même contre Shah Esma’il ». Comme en témoignent plusieurs auteurs, Sheybani Khan se lança à la poursuite de l’armée du Chah, tomba dans le piège et fut tué avec son entourage12.
13 On trouve des exemples similaires en Iran safavide au XVIe siècle, voir Szuppe, « La participation (...)
18Cet épisode révèle le rôle important que l’une des épouses de Sheybani Khan jouait à la cour, et témoigne également de la position des femmes de la haute noblesse à la cour du khan. Il peut paraître invraisemblable que Moghul Khanom ait déclaré qu’elle combattrait contre le Chah d’Iran si son mari ne le faisait pas ; cela montre néanmoins que les épouses des souverains non seulement les suivaient pendant les campagnes militaires, mais pouvaient parfois influer sur les décisions militaires13. La participation de Moghul Khanom à la réunion du khan et de ses émirs où elle pouvait exprimer son opinion témoigne de la part active qu’elle prenait aux décisions politiques, et que la femme d’un khan ouzbek ne menait pas du tout la vie de recluse, dont on fait une caractéristique des femmes orientales de cette époque.
14 Mirza Muhammad Hajdar, p. 51.
19Les sources évoquent aussi la participation des femmes à la défense d’une ville. Selon Mirza Mohammad Heydar, Burunj-Oghlan, le fils aîné d’un célèbre khan du Dasht-e Qipchaq, Abu’l-Khayr (1428-1468), profita de l’absence de Yunus Khan, dont nous avons parlé précédemment, parti à la chasse, pour attaquer son campement. N’ayant pas rencontré de résistance, Burunj-Oghlan pilla les habitants. Il était en train de compter le butin, lorsque les femmes se jetèrent sur ses soldats qui s’étaient installés dans leurs maisons, les battirent et les firent prisonniers. Un proche de Burunj-Oghlan fut aussi capturé, avec le cheval de ce dernier, ce qui empêcha la fuite de Burunj qui fut également saisi par les femmes. Lorsque Yunus Khan, qui, à cette nouvelle, s’était empressé de rentrer, arriva au camp il ne lui resta qu’à faire justice aux ennemis emprisonnés. Il fit décapiter Burunj-Oghlan dont la tête fut piquée sur une lance14.
15 Voir, par exemple, Miniatjury k proizvedenijam Amira Hosrava Dehlavi, Tachkent, 1983, fig. 19.
20Des documents laconiques, mais précieux, nous donnent une idée sur l’instruction des fillettes et adolescentes dans les familles riches. Il existait des écoles spéciales destinées à l’instruction des jeunes filles, ce que reflète la miniature de la fin du XVe et du début du XVIe siècle : dans la ḥojra au-dessus de la classe où étudient les garçons, il y a une fillette avec un livre sur un support et un cahier à la main ; une autre miniature représente un groupe de filles dirigé par une maîtresse15. D’autres montrent des jeunes femmes ou jeunes filles jouant au polo (chowghân). Dans les familles riches on pratiquait aussi l’enseignement à domicile en faisant venir des précepteurs qui s’occupaient de l’instruction des fillettes. Par exemple, Khwaja Mohammad Darzi était le précepteur de la fille du souverain du Ferghana, ‘Omar Sheykh. Golbadan Begom, fille de Babour et première femme historiographe de l’Orient, auteur du Homâyun-nâma, est un exemple du haut niveau d’instruction des femmes musulmanes dans l’Orient médiéval.
16 Voir R. G. Mukminova, « Craftsmen and Guild Life in Samarqand », dans L. Golombek et M. Subtelny (e (...)17 Majmu’e-ye vasâyeq, fol. 118a-122b.
21Les sources documentaires et, en particulier, le recueil de documents Majmu’e-ye vasâyeq, évoquent les occupations des simples citadines. Par exemple, les actes juridiques concernant la formation d’apprentis (shâgerd) par les maîtres artisans présentent un intérêt considérable16. Sur vingt-cinq accords écrits faisant partie de ce recueil, onze ont été conclus avec la participation des mères des garçons destinés à l’apprentissage ; il est alors dit qu’au moment de la conclusion de l’accord, le garçon était à la charge de sa mère, ce qui signifie qu’il n’avait pas de père. Le fait que c’étaient les mères qui s’occupaient de la formation professionnelle de leurs fils est très significatif. Elles devaient amener leurs fils au qâżi-khâna pour conclure un accord officiel avec le maître-artisan17.
18 Majmu’e-ye vasâyeq, fol. 75a.
22Le manuscrit du Majmu’e-ye vasâyeq contient aussi des documents où les femmes sont représentées comme parties prenantes à la vie sociale et familiale. Selon certains documents juridiques, elles pouvaient régler les problèmes de la pension alimentaire de l’enfant ou de la conduite indigne d’un membre de famille. Certaines participaient aux opérations commerciales et, partiellement, au processus de production. D’autres fabriquaient des objets à la maison, se partageant ainsi entre l’artisanat, le ménage et l’éducation des enfants. Le plus souvent, les femmes traitaient les matières premières ou effectuaient une des opérations liées à la fabrication de l’objet artisanal. Mais la femme faisait parfois tout le travail du début jusqu’à la fin. Dans ce cas, on pouvait ajouter à son nom celui de sa profession. Sa’adat-Soltan Muyina-duz, fille de ‘Abdallah, qui vécut à la fin du XVIe siècle à Samarcande, pourrait faire partie de ces femmes, maîtres-artisans18. Son nom, muyina-duz, suggère qu’elle s’occupait de pelleterie et fabriquait des vêtements en fourrure.
23Certaines sources brossent un tableau des conditions de vie difficiles et de la servitude des femmes du milieu des artisans pauvres. Un document de reconnaissance de dette, fait à Samarcande et attesté par un sceau du qâżi le 13 octobre 1589, oblige un artisan chitgar (imprimeur sur tissu) à suivre les ordres de son créancier, sans quoi, affirme la décision du qâżi, il devra divorcer de sa femme ! Cet exemple montre que la société musulmane pouvait parfaitement ignorer l’opinion et les souhaits de la femme, à la merci du créancier de son mari. La question de son avenir était apparemment réglée sans aucune participation de sa part.
24Il y avait des femmes qui travaillaient dans les bains contre rémunération en argent, car les bains privés appartenant aux riches citadins rapportaient de gros revenus. Il existait des bains royaux, des bains publics de la ville réservés aux femmes des jours fixes de la semaine, des bains pour les fiancées. L’un de ces derniers se trouvait à Boukhara. Le bain de la fiancée au ḥammâm, pendant lequel on lui lavait les cheveux en les tressant en petites nattes, faisait partie de la cérémonie du mariage. Ce rite se déroulait habituellement à la maison ou bien au ḥammâm public ordinaire mais, comme en témoigne un document de Boukhara, les grandes villes possédaient des bains spéciaux pour les fiancées avec un personnel particulier.
25Les sages-femmes se transmettaient leur savoir de génération en génération. Certaines citadines qui avaient besoin d’argent gagnaient leur vie comme pleureuses et en lavant les défuntes.
19 [Zeyn al-Din Maḥmud Vâṣefi], Zejn od-din Mahmud Vasifi, Badâye’ al-vaqâye’, éd. A.N. Boldyrev, Mosc (...)
26Des chanteuses et des danseuses aussi exerçaient leur métier contre une rémunération. En 1512, la chanteuse Chakari Changi quitta le Khorassan pour le Mavarannahr avec une caravane qui comptait 500 personnes. Zeyn al-Din Vasefi, contraint de quitter Hérat à la suite de la persécution menée par Shah Esma’il contre les partisans du sunnisme, en faisait partie19.
27Ces mentions de musiciennes, chanteuses, danseuses, pleureuses, baigneuses et autres prouvent que les femmes n’étaient nullement recluses dans la société médiévale centre-asiatique. Les sources écrites semblent ainsi suggérer que, malgré les limitations sociales imposées par l’islam, les femmes, et surtout celles qui appartenaient à l’élite, jouaient parfois un rôle important dans la vie de l’État.
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Notes
1 I. P. Petrushevskij, Islam v Irane v VII-XV vekah, Leningrad, 1966, p. 177.
2 Majmu’e-ye vasâyeq, ms IO Tachkent, n° 1386, fol. 189a (ou 229a, ancienne foliation).
3 Majmu’e-ye vasâyeq, fol. 81b.
4 T. Fajziev, Temurij malikalar, Tachkent, 1994. Récemment ont paru des recherches importantes sur la question de la femme dans le monde turco-iranien à différentes périodes de l’époque islamique, sa participation à la vie sociale, politique, aux actions militaires. Voir, entre autres, Bahriye Uchok, Ženshchiny-pravitel’nicy v musulmanskih gosudarstvah, trad. Z.M. Bunjatov, Moscou, 1982 ; W. Walther, Women in Islam, from Medieval to Modem Times, introd. Guity Nashat, Princeton – New York, 1993 (édition mise à jour) ; L. Peirce, The Imperial Harem. Women and Sovereignty in the Ottoman Empire, Oxford University Press, Oxford, 1993 ; M. Szuppe, « La participation des femmes de la famille royale à l’exercice du pouvoir en Iran safavide au XVIe siècle », parties 1 et 2, Studia Iranica 23/2 (1994), p. 211-258, et Studia Iranica 24/1 (1995), p. 61-122.
5 R.G. Mukminova, K istorii agrarnih otnoshenij v Uzbekistane XVI v., po materialam vaqf-name, Tachkent, 1966, p. 21.
6 Iz arhiva Sheyhov Džujbari. Materialy po zemel’nim i torgovym otnoshenijam Srednej Azii XVI veka, Moscou-Leningrad, 1938, doc. 379, p. 473.
7 [Note de la rédaction : voir la traduction française de Bâbor-nâma par J.-L. Bacqué-Grammont, Le Livre de Babur, Paris, Imprimerie Nationale, 1985, p. 320a.]
8 Ẓahir al-Din Muḥammad Babur, Bâbur-nâma (Vaqây’i), ed. Eiji Mano, Kyoto, 1995, p. 37 (5). Cité d’après la traduction de Bacqué-Grammont, Le Livre de Babur, p. 55b.
9 [Note de la rédaction : voir la traduction de Bacqué-Grammont, Le Livre de Babur, p. 45a].
10 Mirza Muhammad Hajdar, Ta’rih-i Rashidi, trad. A. Urunbaev, R.P. Džalilova et L.M. Epifanova, Tachkent, 1996, p. 118-119.
11 Le nom de Moqabbela (pour Moqâbela ?) Khanom est mentionné dans O. Ekaev, Turkmenistan i Turkmeny v konce XV-pervoj polovine XVI v., Achgabad, 1981, p. 49.
12 ‘Âlam ârâ-ye Ṣafavi, éd. Yâdallâh Shokri, Téhéran, 1350 Sh/1971, p. 312-315 ; Ḥasan Rumlu, Aḥsan al-tavârikh, éd. C. Seddon, Baroda, 1931, vol. I, p. 119 ; Mirza Muhammad Hajdar, p. 196, 236 ; Ekaev, Turkmenistan i Turkmeny, p. 49-50.
13 On trouve des exemples similaires en Iran safavide au XVIe siècle, voir Szuppe, « La participation des femmes », II, p. 63-66, 101.
14 Mirza Muhammad Hajdar, p. 51.
15 Voir, par exemple, Miniatjury k proizvedenijam Amira Hosrava Dehlavi, Tachkent, 1983, fig. 19.
16 Voir R. G. Mukminova, « Craftsmen and Guild Life in Samarqand », dans L. Golombek et M. Subtelny (ed), Timurid Art and Culture : Iran and Central Asia in the Fifteenth Century, Leiden-New York-Cologne, E.J. Brill, 1992, p. 29-35.
17 Majmu’e-ye vasâyeq, fol. 118a-122b.
18 Majmu’e-ye vasâyeq, fol. 75a.
19 [Zeyn al-Din Maḥmud Vâṣefi], Zejn od-din Mahmud Vasifi, Badâye’ al-vaqâye’, éd. A.N. Boldyrev, Moscou, 1961 (2e édition), p. 18 et suiv.
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ReferencesBibliographical reference
Raziya Mukminova, “Le rôle de la femme dans la société de l’Asie centrale sous les Timourides et les Sheybanides”, Cahiers d’Asie centrale, 3/4 | 1997, 203-212.
Electronic reference
Raziya Mukminova, “Le rôle de la femme dans la société de l’Asie centrale sous les Timourides et les Sheybanides”, Cahiers d’Asie centrale [Online], 3/4 | 1997, Online since 03 January 2011, connection on 13 November 2024. URL:
http://journals.openedition.org/asiecentrale/488
About the authorRaziya Mukminova
Institut d’Histoire, Académie des Sciences de l’Ouzbékistan, Tachkent, Ouzbékistan
By this author
Les routes caravanières entre villes de l’Inde et de l’Asie centrale : déplacements des artisans et circulation des articles artisanaux [Full text]
Published in Cahiers d’Asie centrale, 1/2 | 1996
TranslatorAlié Akimova
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