Par Jacques Barthélémy - Avocat, conseil en droit social, Ancien
professeur associé à la Faculté de droit de Montpellier et Fondateur en 1965 du
Cabinet Barthélémy. Note réalisée pour l’Ipse.
Dans le climat exacerbé actuel, il faut souligner que, pour
les philosophes grecs, seule la discussion débouche sur la vérité. L’anathème
est l’expression de l’ignorance.
1/ On peut comprendre l’activisme des assureurs face à la
généralisation de la couverture complémentaire santé. Le marché est d’autant
plus attractif que l’obligation d’assurance facilite la vente… ce qui mérite d’être
mis en parallèle avec le peu d’intérêt manifesté jusqu’ici pour la commercialisation
des contrats de prévoyance dans les TPE, sauf pour le dirigeant ! Mais il ne faut
pas se tromper sur l’avantage dont va bénéficier le salarié.
Considérer les
garanties collectives de prévoyance comme un produit de consommation est réducteur
car le contrat d’assurance a comme fonction principale de gager les obligations
de l’employeur contractées dans le cadre d’un autre acte régissant ses rapports
avec les salariés ; cet acte est écrit, contenant un certain nombre de clauses
obligatoires et dans lequel d’autres sont prohibées (Ch. II et III du titre I
du livre IX du code de la sécurité sociale). Cet acte concrétise un accord
collectif, un référendum ou une décision unilatérale de l’employeur (L911-1 du
code de la sécurité sociale), conclu ou décidé après consultation du comité d’entreprise.
Non seulement l’existence de cet acte écrit démontre le caractère accessoire du
contrat d’assurance dans la construction des garanties collectives de
prévoyance, mais encore en résulte que le bénéficiaire de ces garanties est un
travailleur avant d’être un consommateur. En l’absence de cet acte, et même si
les conditions légales et réglementaires permettant la déductibilité sous plafond des cotisations
patronales sont réunies, celles-ci seront, à juste titre, réintégrées dans l’assiette
des cotisations de sécurité sociale. En outre, le défaut ou l’insuffisance d’assurance
(sous-entendu de l’employeur) ouvre droit au bénéfice du salarié à dommages et
intérêts pour perte de chance, le préjudice n’étant pas de ce fait lié au
montant des prestations auxquelles on n’a pas accès, mais au fait que les
garanties collectives ne sont pas couvertes.
2/ Voir seulement,
dans la généralisation de la couverture santé complémentaire, l’obligation d’assurance
ne peut que produire des effets négatifs sur l’emploi. En effet, cela se
traduit par un coût, celui de la prime, lequel aggrave les charges de l’entreprise,
en réduit les marges, donc rend impossible la création d’emplois ! Il faut donc
inscrire la concrétisation de ce droit du travailleur (et pas du consommateur)
dans l’économie générale de l’ANI – consacré à la sécurisation de l’emploi - en
faisant de cette protection nouvelle une contrepartie à des assouplissements
des contraintes touchant aux conditions de travail, dans leurs aspects aussi bien
qualitatifs (modification des fonctions, aménagement des temps de travail,
mobilité interne etc.) que quantitatifs (licenciement, rupture conventionnelle,
mobilité externe…) dans la perspective d’une adaptation permanente des normes
collectives à l’évolution du contexte de l’entreprise ainsi qu’aux projets des
dirigeants.
La complémentaire
santé a - comme la portabilité des garanties de prévoyance, le rechargement des
droits à chômage ou le compte-temps de formation – un rôle à jouer dans la mise
en œuvre de la flexicurité. À cet égard est contre performant que, dans le
monde de l’assurance, on limite l’analyse de l’ANI à ses seuls articles 1 et 2
comme l’est du reste celle des travaillistes sans prendre en compte ces deux
articles ! C’est dans la conciliation entre efficacité économique et protection
du travailleur que se développe le plus efficacement la fonction protectrice du
droit social. Ceci passe par la réunification des droits du travail et de la sécurité
sociale. Y contribuera le développement des garanties sociales, donc de la
protection sociale complémentaire qui, comme le droit du travail, est un droit
du contrat. Il faut donc faire vivre la complémentaire santé et plus largement
la prévoyance comme une protection contrepartie d’adaptations des normes d’organisation
du travail.
Tirer partie de l’ANI
passe donc par un rôle accru de l’accord collectif, vecteur, en raison de sa nature
contractuelle prééminente, de normes adaptées, donc de gains de productivité
mais respectueux - en raison de la négociation collective, droit qualifié de
fondamental par traités et chartes de l’Union européenne - de la fonction
protectrice du travailleur, c’est-à-dire de la partie faible du contrat de
travail. Dans ces conditions, privilégier la décision unilatérale de l’employeur,
c’est priver l’entreprise des gains de productivité venant des normes conventionnelles
se substituant à des normes légales banalisées ; appréhender cela nécessite la
maitrise de la différence de nature, donc d’effets, des trois sources
créatrices potentielles de garanties collectives de prévoyance.
L’intérêt
particulier des assureurs ne saurait être privilégié sur l’intérêt général
économique qui se construit sur celui de la collectivité des travailleurs. C’est
du reste ce qui a conduit la Cour de justice a considérer qu’un accord
collectif de prévoyance n’est pas une entente prohibée entre entreprises en
raison justement de sa nature (d’accord entre partenaires sociaux, donc en
liaison avec le droit fondamental à la négociation collective) et de son objet
(l’amélioration des conditions de travail et non l’accès à un produit de
consommation matérialisé par le contrat d’assurance).
3/ Mettre en avant
la libre concurrence pour justifier la suppression des clauses de désignation n’est
pas satisfaisant. D’une part la raison principale d’un possible taux de
cotisation plus faible se trouve surtout dans le degré de sinistralité propre
de l’entreprise ; d’autant que les exigences de prudentialité nées de Solvency
I, bientôt II et les contrôles stricts de l’activité des assureurs interdisent
le dumping. D’autre part, si discuter les prix peut se concevoir pour une grande
entreprise, cela n’a aucun sens pour une PME, d’autant que la réalité de la
sinistralité peut varier fortement d’une année sur l’autre eu égard à la
faiblesse des effectifs ; cela justifie au demeurant un taux unique de
cotisation pour toutes les entreprises, donc déconnecté du risque propre de
chacune, une des fonctions de la convention collective étant au demeurant la régulation
de la concurrence.
Affirmer sans
nuance comme le fait le Conseil constitutionnel qu’une clause de désignation matérialise
une atteinte disproportionnée à la liberté contractuelle de l’employeur ne
tient pas compte de ce que, pour la CJUE, la validité de la clause de
désignation est, au regard de la prohibition des positions dominantes abusives,
subordonnée à la poursuite d’un objectif de solidarité, lequel se concrétise
notamment par des droits non contributifs, une action sociale, une politique de
prévention qui ne peuvent être effectifs sans un pot commun sur lequel sont prélevées
les dépenses y afférant. Cela a conduit la Cour de Luxembourg à considérer qu’à
défaut de contraindre toutes les entreprises à financer le pot commun, l’assureur
ne peut assumer la mission d’intérêt économique général professionnel que les
parties à l’accord lui ont (si tel est le cas) confiée. Cela atteste que l’intérêt
général se construit autour de la consistance juridique de la collectivité de
travail. Autrement dit, un degré élevé de solidarité confère, à la désignation
d’un ou plusieurs opérateurs liés par un « pot commun » unique, un but légitime
à une atteinte, de ce fait proportionnée, à la liberté contractuelle du chef d’entreprise…
ce que la Cour de Cassation a du reste constaté dans un arrêt du 24 avril 2013
à propos d’un contentieux initié au motif d’une atteinte aux droits et libertés
du citoyen – dont la liberté contractuelle – émanant de la conv. EDH ; ce
contentieux était relatif au refus d’un salarié d’être affilié d’office à l’assureur
choisi par l’entreprise, au motif d’un atteinte à sa liberté contractuelle.
Bref, c’est de l’intérêt
particulier des assureurs qu’on se préoccupe surtout en condamnant les clauses
de désignation, ce dont atteste au demeurant d’une part qu’on ait placé le
débat sur le terrain du droit commercial alors qu’il s’agit d’une question de
droit social, d’autre part qu’on n’ait pas abrogé aussi l’article L 912 – 2 qui
porte atteinte à la liberté contractuelle des salariés. Évidemment si les
assureurs ont intérêt à pouvoir intervenir dans toutes les entreprises, ils ne
souhaitent pas que des salariés puissent s’exonérer de leur soumission à leur
contrat ! En d’autres termes, la liberté contractuelle des salariés importe
peu.
4/ Ce n’est que
sur l’opposition entre système de
prévoyance matérialisé par la seule fixation de la nature et du niveau des
garanties, auquel cas la clause de désignation est (était déjà) illicite et régime de protection sociale par la construction en plus de droits
non contributifs liés à un objectif de solidarité et une politique de
prévention que peut se bâtir un arsenal législatif à la fois solide au plan des
principes juridiques et opposable au droit communautaire. Rien n’oblige les
partenaires sociaux à poursuivre un objectif de solidarité dans un accord de branche.
La disparition des
clauses de désignation de la législation française interdit de fait la
poursuite d’un objectif de solidarité qui suppose un pot commun sur lequel sont
prélevés des droits non contributifs. Elle affecte de ce fait le droit de
négociation collective en limitant le champ d’investigation des partenaires
sociaux à seulement bâtir un système de prévoyance. Or ce droit est qualifié de
fondamental par la charte des droits sociaux fondamentaux de 1989 et par celle
des droits fondamentaux de l’Union européenne de 2000. Dès lors et parce que ce
droit intéresse aussi (surtout) les rapports entre employeurs et salariés, donc
des rapports de droit privé, on peut soutenir qu’on est sur le terrain de l’application
horizontale des dispositifs du droit de l’Union, donc que la législation
nationale contraire est inapplicable. Si la décision des
Sages doit être
interprétée comme consacrant l’inconstitutionnalité des clauses de désignation et
pas seulement de l’article L 912-1, la Constitution française est en
délicatesse avec le TFUE et les chartes de 1989 et 2000. Dès lors le juge du
fond pourrait écarter la loi française au motif de son inapplicabilité ; cette
thèse est celle de l’avocat général Cruz dans ses conclusions du 18 juillet
2013 dans une affaire C-176-12 qui devrait être jugée rapidement par la CJUE, suite
à une question préjudicielle de la Cour de Cassation française et qui intéresse
le droit à concertation (parallèle à celui de négociation dans ces chartes). De
ce fait, une action en manquement contre l’Etat français auprès de la
Commission européenne puis la CJUE est concevable.
5/ Le débat ne
porte pas sur les droits des salariés et des entreprises mais sur la
répartition des parts de marché entre familles d’assureurs. Il s’agit seulement
de remettre en cause le fait que les partenaires sociaux privilégient les
institutions de prévoyance. Ce n’est pas en les accusant, sans preuve, de
donner des dessous-de-table aux syndicats qu’on résoudra le problème. Qu’on
prenne déjà en compte que les entreprises d’assurances privilégient la relation
avec la direction financière tandis que les institutions, fondées sur le
paritarisme, agissent plutôt auprès du DRH et des syndicats. Surtout, la
crédibilité et la créativité d’un opérateur passent par la prise en compte,
dans l’élaboration des garanties de prévoyance, en premier des politiques
sociales, de l’emploi, des conditions de travail. Les compagnies positionnant
ainsi leur action et construisant en conséquence leurs produits seront choisies
dans des accords de branche ; comme l’a fait une des branches importantes et ce
à l’unanimité des organisations syndicales de salariés. Par ailleurs, la part
de réassurance des institutions dans le chiffre d’affaires de certaines
compagnies est plus importante que celle de leur production directe. Enfin, un
couple institution/compagnie peut s’avérer efficace en mariant paritarisme de
conception et de gestion (dans la perspective de donner du sens à la notion de régime
fondé sur la solidarité) et compétences techniques (actuarielles et de gestion financière).
Plus digne d’intérêt est, sur ce terrain, le sort des mutuelles qui ont fait le
choix de privilégier l’assurance individuelle, y compris pour des raisons
philosophiques.
6/ En fait – mais
on occulte ce problème – c’est surtout la situation des intermédiaires qui est au cœur du débat.
- Rien n’interdit
à une institution de rémunérer des courtiers et c’est fréquent. Ce sont les partenaires
sociaux qui leur interdisent parfois le commissionnement en invoquant qu’il n’y
a rien à vendre puisque les entreprises sont dans l’obligation de passer par l’assureur
désigné. Certains intermédiaires prennent toutefois en compte que leur mission
ne s’arrête pas à placer un produit et recherchent, au profit de leurs clients,
de la valeur ajoutée à partir du souci de conjuguer politique de l’emploi, donc
des conditions de travail, et garanties collectives de prévoyance… donc
agissent autrement que par le levier de « l’optimisation fiscale ».
- Il faudrait
distinguer dans l’activité d’intermédiaire ce qui ressort du conseil et devrait
être rémunéré en honoraires alloués par l’entreprise (c’est le seul moyen de
garantir l’indépendance technique nécessaire à l’activité de conseil), ce qui
ressort de la gestion et peut déjà faire l’objet de rémunérations distinctes,
généralement en pourcentage des contributions mais gagnant à l’être de manière
forfaitaire, enfin ce qui est rémunération d’apport, qui gagnerait à être
précompté.
On se contente
souvent de vendre un contrat d’assurance collective des personnes comme on commercialise
un contrat d’assurance automobile, c’est-à-dire sans prendre en compte que l’avantage
du salarié c’est l’accès à une garantie sociale et non le contrat d’assurance
dont la vocation première est de gager la responsabilité de l’employeur. Mais
alors est nécessaire une maitrise du droit social et (surtout) de la pratique
des relations individuelles et collectives de travail ; ainsi que de la
sécurité sociale dans son ensemble et pas seulement du sort fiscal et social
des cotisations ! A titre d’exemple, on privilégie la DUE parce que l’employeur
décide seul ! Et alors qu’un accord collectif est plus vecteur d’autonomie de l’acte
créant les garanties dans l’entreprise et peut plus aisément faire un tout de l’ensemble
des conditions de travail, et qui est vecteur de gains de productivité.
7/ Cette question
des clauses de désignation a été examinée dans un climat tel que, en raison de
l’importance, au plan financier, d’intérêts particuliers, l’intérêt général
économique, celui des employeurs et des salariés, est méconnu. Voilà pourquoi
aucune solution sérieuse ne peut naître du tsunami causé par les Sages si n’est
pas déclinée la différence entre système et régime, l’opposition entre
rémunération différée individualisée et sécurité sociale de nature professionnelle.
Mais le simple fait de poser ainsi les problèmes avec la volonté de se placer sur
un terrain doctrinal suscite la suspicion de collusion.
Le projet de
nouvel article L 912-1, déposé par le gouvernement et voté en première lecture
à l’Assemblée nationale a été établi, nul ne s’en soucie, en fonction de l’avis
du Conseil d’Etat sollicité par le gouvernement. Ce texte vise à concilier la
décision du Conseil constitutionnel et les exigences du droit communautaire. C’est
un degré élevé de solidarité et une politique de prévention qui justifient le
différentiel de forfait social dans la mesure où ils conditionnent la validité
de la recommandation.
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