Dans Le Monde du 5 juillet 2017 : le discours du rabbin Delphine Horvilleur :
« Simone Veil, notre “mensch” »
" Une vieille légende yiddish raconte avec esprit qu’un jour les femmes, fatiguées des injustices dont elles étaient victimes et en quête d’émancipation, décidèrent d’envoyer l’une d’entre elles plaider leur cause auprès de l’Eternel. Elles choisirent la plus érudite et la plus éloquente de toutes les femmes, une dénommée Skotzel, et lui demandèrent d’être leur avocate auprès du Tout-Puissant.
Puis elles grimpèrent sur les épaules l’une de l’autre et placèrent Skotzel tout en haut de cette pyramide humaine pour tenter d’atteindre le ciel. Malheureusement, au bas de l’édifice, l’une d’entre elles trébucha et entraîna toutes les femmes dans sa chute.
Une fois relevées, elles découvrirent avec stupeur que Skotzel avait disparu. Depuis, on prétend que l’avocate des femmes est toujours en plein plaidoyer face à Dieu, qui tarde à l’entendre, mais qu’un jour elle reviendra pour annoncer des temps nouveaux. Alors, chaque fois qu’une femme entre inopinément dans une pièce, on l’accueille par ces mots : « Skotzel kumt ! », « Skotzel est arrivée ! » Qui sait, elle est peut-être enfin de retour avec de bonnes nouvelles !
Promesse d’émancipation
Depuis quelques jours, cette vieille légende me revient en tête, et je me demande si nous n’avons pas perdu notre Skotzel, notre avocate à nous, érudite et éloquente, celle qui prit un jour la parole, non pas devant un tribunal céleste, mais devant une assemblée humaine.
« Je voudrais tout d’abord vous faire partager une conviction de femme », déclara-t-elle au Palais-Bourbon, avant d’ajouter: « Je m’excuse de le faire devant cette Assemblée presque exclusivement composée d’hommes. »
C’était en novembre 1974. Pour moi qui suis née précisément ce mois-là, ces mots racontent quelque chose des conditions de ma naissance. Comme si une fée s’était penchée sur les berceaux des femmes de ma génération pour leur offrir une bénédiction, en forme de promesse solennelle.
En prétendant ce jour-là s’adresser aux parlementaires et leur présenter des excuses, Simone Veil, nous le savions bien, nous parlait à nous, les femmes de demain, en nous disant que dorénavant aucune d’entre nous ne devrait plus présenter d’excuses pour devenir ce que nous pourrions être. C’est cette promesse d’émancipation que nous avons reçue en cadeau de naissance. C’est d’elle que nous sommes les héritières, nous qui sommes aujourd’hui libres de choisir les temps de notre vie, par-delà les assignations biologiques ou les injonctions à la maternité.
Plus que le droit de concevoir ou pas, elle nous invitait à penser la possibilité de nous concevoir autrement, de nous tenir là où aucune femme ne s’était tenue avant nous, au cœur même de ces assemblées longtemps exclusivement masculines du monde politique, religieux, ou de tout autre «no woman’s land ». Elle nous invitait à le faire sans renier notre féminité, sans « contrainte de s’adapter au modèle masculin», sans le singer pour s’y fondre. Et, sur mon chemin de femme vers le rabbinat, sa voix féminine a résonné souvent. Elle continue de le faire, chaque fois qu’est mise en doute la possibilité ou la légitimité pour une femme de se tenir là où elle se tient.
Puissant pilier de résilience
Pour les petits-enfants de la Shoah que nous sommes, sa voix fut aussi celle du témoignage public. A côté de nos grands-parents, qui, bien souvent, ne pouvaient pas dire et dont le mutisme pesait si lourd, sa présence et ses paroles furent pour beaucoup d’entre nous un puissant pilier de résilience, une sortie du silence familial.
Elle expliquait au monde pourquoi, à défaut d’être écoutés, tant d’hommes et de femmes avaient été contraints de se taire. Elle le disait avec pudeur, tout en rendant visible ce qu’on ne parvenait pas à montrer. Elle ne cachait pas son tatouage, alors que dans nos familles on ne portait que des manches longues. Sa parole a alors ouvert une porte et contribué à faire de nous les témoins des témoins.
Enfin, elle incarnait pour nous tous la capacité qu’a l’humain de se relever, non pas pour faire entendre ou reconnaître sa douleur, mais pour revendiquer sa place dans son histoire et dans l’Histoire. A l’heure de la « compétition victimaire», où certains cherchent à convaincre qu’ils auraient eu plus mal que d’autres, que leur douleur et celle de leurs ancêtres leur donneraient des droits, Simone Veil apportait par sa simple présence et son discours un contre-exemple remarquable.
Elle avait su se relever et œuvrer pour la mémoire de la Shoah, tout en faisant de son passé le moteur de sa prise de responsabilité, un ressort d’élévation et d’engagement public, pour la nation et pour l’Europe. C’est tout cela que nous honorons à l’heure où la nation l’accompagne et l’enveloppe d’une reconnaissance si méritée.
Poursuivre la lutte
En yiddish, un homme exemplaire, capable de guider et d’inspirer sa génération, est appelé un mensch. Je ne connais pas le féminin de ce terme. Mais je peux vous dire très facilement à quoi il ressemble. Pour beaucoup d’entre nous, il a dorénavant le visage d’une femme née le 13 juillet 1927, une jeune fille âgée de 16 ans quand elle pose le pied en pleine nuit sur la rampe d’Auschwitz, une femme qui survit, témoigne et fait gagner la vie, une militante, une épouse, une mère, une grand-mère, une pionnière, une Européenne, une immortelle.
Une femme qui nous invite à faire vivre cet héritage, à faire d’une vieille légende yiddish une promesse d’avenir, à grimper sur ses épaules pour poursuivre son plaidoyer pour la vie, la mémoire et la justice. Cette femme nous dit : « Skotzel kumt ! », Skotzel est arrivée… et si tu poursuis cette lutte, alors Skotzel, c’est toi."
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